Le « passage du milieu » d'après le récit autobiographique d'Olaudah Equiano
C'est ainsi que j'ai voyagé après mon enlèvement pendant six à sept mois, passant de maître en maître, traversant différents pays pour arriver finalement jusqu'à l'océan.
Un bateau au mouillage attendait son chargement. J'étais rempli d'un étonnement qui s'est vite transformé en peur, car on m'a fait monter à bord.
Les hommes de l'équipage avaient une peau bizarre, des cheveux longs, et parlaient une langue très différente de toutes celles que j'avais entendues jusqu'alors. Quelques-uns m'ont donné des coups et m'ont inspecté sous toutes les coutures pour voir si j'étais en bonne santé. J'ai cru me trouver au royaume de mauvais esprits qui allaient me tuer.
J'étais terrifié. J'aurais préféré être dans la peau du dernier des esclaves de mon pays plutôt que dans la mienne; si j'avais eu dix mille royaumes, je lui en aurais fait cadeau rien que pour échanger mon sort contre le sien.
En jetant un coup d'œil sur le pont, j'ai aperçu un chaudron en ébullition et des hommes noirs enchaînés ensemble, le visage accablé de chagrin. Épouvanté par cette vision, je me suis évanoui.
Lorsque j'ai repris conscience, les Noirs qui m'avaient conduit à bord étaient penchés sur moi. En attendant d'être payés, ils ont essayé de me réconforter. Sans succès.
Je leur ai demandé si ces hommes blancs aux horribles figures rouges et aux longs cheveux allaient me manger.
– Non, m'ont-ils rassuré.
Un homme blanc m'a apporté un peu d'alcool dans un verre mais, terrorisé, je n'ai rien voulu accepter de sa main. Un Noir lui a alors pris le verre pour me le donner ; j'en ai avalé une gorgée. C'était la première fois que je buvais de l'alcool, et j'ai éprouvé une sensation étrange qui m'a plongé dans l'abattement le plus profond.
Peu après, les Noirs qui m'avaient amené sur le pont ont quitté le bateau en m'abandonnant à mon désespoir. Je n'avais plus aucune chance de retourner chez moi, ni même de regagner la terre ferme.
Les hommes d'équipage m'ont fait descendre au fond d'une cale puante. Deux hommes blancs m'ont proposé à manger mais j'ai refusé. Entre l'odeur épouvantable et les larmes qui m'étouffaient, je me sentais si mal que je ne pouvais rien avaler. J'avais juste envie de mourir.
L'un d'eux m'a alors allongé et ligoté les pieds pendant que l'autre me fouettait. Quand ils m'ont relâché, j'ai voulu me jeter à la mer même si je redoutais l'eau et que je ne savais pas nager. Mais de hauts filets tendus le long du bateau m'en ont empêché. D'ailleurs, les marins ne nous quittaient pas des yeux dès que nous n'étions plus enchaînés dans la cale (...)
Dès le premier jour, j'ai découvert des gens du Bénin enchaînés dans la cale. Je les ai interrogés :
– Que vont-ils faire de nous ?
– Ils nous emmènent pour nous faire travailler, m'a expliqué un homme.
– Et ils vivent ici, dans ce bateau ?
– Non, ils ont un pays d'hommes blancs, mais il est très loin.
– Comment se fait-il que personne n'ait jamais entendu parler d'eux dans notre pays ?
– lls vivent très très loin, a ajouté un autre homme.
– Où sont leurs femmes ? Est-ce qu'ils en ont ?
– Oui, a répondu le premier homme.
– Pourquoi est-ce qu'on ne les voit pas ?
– Ils les ont laissées chez eux.
– Comment le bateau avance-t-il ?
– Nous ne savons pas très bien. Ils attachent du tissu sur ces grands mâts, avec des cordes. Et le vaisseau avance. En plus, ils peuvent l'arrêter quand ils le veulent, par magie.
Ce récit m'a extrêmement surpris et convaincu que les hommes blancs étaient des esprits d'un autre monde. Il fallait les éviter à tout prix. Pourtant, ils me terrorisaient un peu moins maintenant que je savais qu'ils nous emmenaient pour nous faire travailler. Si c'était tout ce qu'ils voulaient de moi, c'était supportable (...)
Quand le chargement a été terminé, les matelots ont préparé le départ en faisant des bruits effrayants. On nous a fait descendre dans la cale où beaucoup d'entre nous sont morts, victimes de l'avidité de nos acheteurs qui nous avaient tellement entassés que nous pouvions à peine bouger. Les chaînes nous écorchaient la peau. En guise de toilettes, nous n'avions que des bacs dans lesquels des enfants tombaient souvent et manquaient se noyer. Entre les odeurs et la chaleur, l'air est vite devenu irrespirable (...)
Leur cruauté ne s'exerçait pas seulement à l'encontre de nous, les Noirs, mais aussi de leurs semblables. Une fois, un marin blanc a été fouetté à mort et jeté par-dessus bord comme un animal.
Source : Olaudah EQUIANO, Le prince esclave, adapté par Ann CAMERON, traduit par Ariane BATAILLE, Paris : Rageot éditeur, 2002, pp.43 - 49.