Surveillance de la production de sucre par un gérant d'habitation

 

    Ce texte d'un Bordelais arrivé à Saint-Domingue à la veille de la Révolution est intéressant pour illustrer l'état d'esprit des maîtres, et plus précisément des nouveaux arrivés attirés par l'espoir de faire rapidement fortune dans ce qui était à l'époque considéré comme un véritable Eldorado. Joinville-Gauban a réussi à se faire employer dans une sucrerie, mais le texte indique clairement qu'au moment de la roulaison et de la transformation du jus en sucre on est à mille lieues de la dolce vita trop vite attribuée à la vie aux îles. Il est vrai que les « Américains » (entendre : les propriétaires de plantations tropicales) vivant en métropole affichaient bien souvent un train de vie plus que confortable et enflammaient l'imagination de leurs contemporains métropolitains. Ce à quoi il faut ajouter le récit que certains de ces « Américains » nés et ayant grandi aux colonies pouvaient faire de leur enfance choyée et de l'effective douceur de vivre quand on était du « bon côté ». La réalité quotidienne était tout autre, pour les esclaves bien évidemment, mais aussi pour les maîtres et l'encadrement des habitations, toujours sur le qui-vive non seulement à propos des travaux à effectuer mais aussi à propos de la surveillance d'une masse servile de plus en plus importante, dont ils étaient entourés, et dont ils n'ont jamais complètement le contrôle. Les maîtres pouvaient toujours imposer la contrainte par corps, jamais ils ne purent contrôler ce qui se passait dans les têtes, ce qui se raconte dans les cases à nègres ou lors des « bamboulas » (fêtes et danses). La crainte de l'empoisonnement (exacerbée lors de l'affaire Makandal, dans les années 1757-58) ou de la révolte restait présente, quoi que les maîtres en disent.

    Dans le cas présent, la surveillance des travaux est aussi une tâche harassante pour le jeune économe blanc, levé tôt, couché tard, sans cesse à surveiller la bonne marche des opérations. Comment procède-t-on à l'époque pour faire du sucre ? Une fois les cannes coupées, amenées par cabrouets jusqu'au pressoir (trois gros rouleaux métalliques entraînés par une chute d'eau, ou un tourniquet poussé par des mulets, éventuellement par les pales d'un moulin à vent), il faut broyer les cannes pour en exprimer un jus fluide, le vesou. Opération délicate et dangereuse, les accidents pouvaient survenir si la main d'un esclave se trouvait happée entre les rouleaux (c'est arrivé à Makandal, avant qu'il ne marronne et commence ces empoisonnements). L'opération suivante consiste à réduire le vesou en un sirop épais, au moyen d'une batterie de cinq chaudières qui, progressivement, vont évaporer l'eau pour ne garder qu'une masse de plus en plus lourde (dans une atmosphère surchauffée, pénible à supporter). Cette masse est ensuite versée dans des moules, les formes, lesquels sont rangés dans une purgerie où le liquide résiduel finit par tomber dans des récipients dits recette à mélasse, tandis que la masse sucrée cristallise. Le sucre terré signifie que l'on ajoute une terre blanche donnant un beau sucre blanc, sucre en brut signifiant sans adjonction de terre blanche. On place ensuite les formes dans une étuve où, dans une chaleur uniformément répartie, les dernières traces d'eau finissent par disparaître. Enfin, les pains de sucre sont démoulés, puis réduits en poudre avant d'être mis en barriques et expédiés en métropole.

    Le texte fait état de l'opération la plus délicate, la réduction du vesou en une pâte malléable, débarrassée de ses impuretés (résidus de canne notamment) grâce à une écumoire, dans un atelier où on suffoquait de chaleur. Les esclaves sucriers possédaient un savoir-faire indéniable et travaillaient en équipes. Mais, pendant ce temps, le travail au champ continuait, de la cloche du matin (et la prière) jusqu'au soir. Toutes les pièces (parcelles) de cannes n'étaient pas coupées en même temps, il y avait un roulement dans le rythme des coupes et de la fabrication des sucres. Le jeune cadre blanc surveillait à la fois la fabrication du sucre mais aussi sur le travail aux champs.

Jean-Louis DONNADIEU