Vente aux enchères d'une jeune esclave d'après le récit autobiographique de Mary Prince

     Je suis née à Brackish-Pond aux Bermudes, dans une ferme qui appartenait à M. Charles Myners. Ma mère était domestique dans la maison et mon père, qui s'appelait Prince, scieur de bois chez M. Trimmimgham, constructeur de bateaux. A la mort du vieux M. Myners, quand j'étais petite, il y a eu un partage des esclaves et des autres biens de la famille. C'est le vieux capitaine Darrel qui m'achetée avec ma mère pour me donner à sa petite fille, Miss Betsey Williams (...)

    Mme Williams était une femme qui avait très bon cœur et traitait très bien tous ses esclaves. Elle n'avait qu'une fille à peu près de mon âge, Miss Betsey, pour laquelle j'avais été achetée. J'étais très choyée par Miss Betsey et l'aimais beaucoup. Elle m'amenait partout et m'appelait sa petite négresse. Cette époque a été la plus heureuse de ma vie ; j'étais trop jeune pour bien comprendre ma condition d'esclave et trop étourdie et remuante pour penser d'avance aux jours de misère et de chagrin.

    Ma mère, domestique dans la même famille, s'occupait de moi et j'avais mes petits frères et sœurs pour compagnons de jeu. Ma mère a eu plusieurs beaux enfants, trois filles et deux garçons, après son arrivée chez Mme Williams. Les tâches qui incombaient aux enfants étaient légères et nous jouions tous ensemble avec Miss Betsey presque aussi librement que si elle était notre sœur (...)

    J'avais à peine atteint ma douzième année quand ma maîtresse devint trop pauvre pour garder autant de monde ; elle me loua à Mme Pruden qui habitait une grande maison au bord de la mer, dans une commune voisine à cinq miles 1 de là. J'ai pleuré à chaudes larmes en quittant ma chère maîtresse et Miss Betsey ; quand j'ai embrassé ma mère et mes frères et sœurs, j'ai pensé que mon jeune cœur allait se briser tellement j'avais de la peine. Mais cela ne servait à rien, j'étais obligée de partir (...) Quelques heures après, je me suis retrouvée dans une maison étrangère au milieu d'étrangers. A l'époque, cette séparation m'a semblé une cruelle épreuve, et pourtant ... elle était bien légère à côté de celles que j'ai subies depuis ! (...) Ma nouvelle maîtresse était une femme coléreuse mais elle n'a pas été trop méchante avec moi. ... A cette époque-là, tout mon travail consistait à m'occuper du petit maître Daniel, un adorable bébé ... C'était trop beau pour durer ! J'ai le cœur qui s'attendrit quand j'y repense ! C'est à ce moment que Mme Williams est morte. Je suis restée encore trois mois chez Mme Pruden, puis on m'a renvoyée chez M. Williams 2 (...)

    Le sombre matin a fini par se lever, trop tôt pour ma pauvre mère et pour nous. Tout en nous mettant les habits neufs qu'on devait porter pour la vente, elle a dit d'une voix pitoyable que je n'oublierai jamais : « regardez-moi ! J'enveloppe mes pauvres enfants dans le linceul ! Quel horrible travail pour une mère ! » Puis : « Je vais porter mes petits poulets au marché ! » .... Ma mère a appelé les autres esclaves pour nous dire au revoir. Il y avait parmi eux une femme appelée Molly qui portait son bébé dans les bras. « Malheureuse ! » a dit ma mère en la voyant détourner ses yeux pleins de larmes vers son bébé, « après ce sera ton tour ! » Les esclaves ne pouvaient rein dire pour nous consoler, ils ne pouvaient que pleurer et se lamenter avec nous. J'ai cru que mon cœur allait éclater quand j'ai quitté mes petits frères et la maison où j'ai grandi. (...)

   Nous avons suivi ma mère jusqu'à la place du marché, elle nous a fait mettre en rang contre une grande maison, dos au mur et les bras croisés sur la poitrine. Comme j'étais la plus âgée, j'étais la première, puis venait Hannah, puis Dinah, et notre mère debout à côté pleurait sur notre sort...

    Finalement, le maître des enchères qui devait nous mettre en vente comme des moutons et des vaches est venu demander à ma mère laquelle de nous était al plus âgée. Elle m'a montrée du doigt sans rien dire. Alors il m'a prise par la main et conduite au milieu de la rue, puis me faisant tourner sur moi-même, il m'a exposée à la vue des gens qui attendaient pour la vente. J'ai été très vite entourée d'inconnus qui m'examinaient et me tâtaient de la même façon qu'un boucher quand il veut acheter un veau ou un agneau. Ils se servaient des mêmes mots, pour parler de ma tournure ou de ma taille, comme si je ne pouvais pas plus en comprendre le sens qu'une bête muette. Ensuite j'ai été mise en vente. Les enchères ont commencé bas pour monter petit à petit jusqu'à 57 livres et j'ai été adjugée au plus offrant. Alors les gens qui étaient là ont dit que j'avais rapporté une belle somme pour une esclave aussi jeune.

    J'ai vu qu'on amenait ensuite mes sœurs et qu'elles étaient vendues à des propriétaires différents, de telle façon que nous n'avons même pas eu la triste satisfaction d'être compagnes d'esclavage. La vente terminée, ma mère en pleurs nous a embrassées en nous serrant dans ses bras, elle nous a recommandé de garder courage et d'accomplir notre devoir envers nos nouveaux maîtres. C'était une triste séparation, l'une allait d'un côté, l'autre de l'autre, et notre pauvre mère repartait toute seule à la maison.

    Mon nouveau maître était le capitaine I. 3 qui vivait à Spanish Point. Après avoir quitté ma mère et mes sœurs, je l'ai suivi à son entrepôt où il m'a confiée à la charge de son fils maître Benji, un garçon à peu près de mon âge qui m'a conduite à ma nouvelle maison (...) Avant que je ne pénètre dans la maison, deux esclaves loués par un autre maître et qui travaillaient dans la cour, m'ont demandé à qui j'appartenais ; quand j'ai répondu : « je viens pour vivre ici », elles ont dit toutes les deux : « Pauvre petite ! Pauvre petite ! Il va te falloir du courage alors ! »

    (...) Le lendemain matin, ma maîtresse s'est mise en devoir de me donner ses instructions et m'a appris toutes sortes de tâches domestiques comme faire la lessive, le pain, nettoyer la laine ou le coton, laver les sols et cuisiner. Elle m'a appris beaucoup plus de choses encore, comment les oublier jamais ? Grâce à elle, je connais la différence exacte entre la brûlure d'une corde, d'une cravache ou d'une lanière de cuir appliquée de sa main cruelle sur mon corps nu. Et ce n'était qu'un châtiment guère plus redoutable que les méchants coups de poing qu'elle m'assénait sur la tête et sur le visage. C'était une femme épouvantable et une maîtresse brutale avec ses esclaves (...)

 

 


Source : La véritable histoire de Mary Prince esclave antillaise, récit traduit par Monique Baile et commenté par Daniel Maragnès, Albin Michel, 2000. (pp. 11 et sq.)