Un capitaine anglais sur la Côte des Esclaves,

1694, d'après l' Histoire générale des Voyages de l'abbé Prévost

 

    Le texte relate des opérations de traite au royaume d'Ouidah en 1694, et présente par là un certain nombre d'informations utiles pour comprendre la nature du commerce des hommes sur la côte d'Afrique. Mais, plusieurs fois publié en Europe dans la première moitié du XVIIIème siècle, sous des formes diverses, il témoigne aussi d'une mise en scène à destination des lecteurs des récits de voyage curieux d'exotisme, mais qui pourraient être heurtés par la brutalité ordinaire des capitaines négriers.

   Les récits de voyage sont un genre en plein développement au XVIIIe siècle. La traduction de la collection anglaise d'Astley, A New General Collection of Voyages and Travels  [1], qu'entreprend l'abbé Prévost, sous le titre d'une Histoire générale des Voyages [2], vise à combler le retard de la France dans ce domaine et paraît à partir de 1746. Prévost reste seul maître de l'ouvrage après l'interruption de la collection britannique, mais l'histoire des voyages en Afrique reste une traduction. Les auteurs de la New General Collection utilisent, pour le texte reproduit ci-dessous, le récit du capitaine anglais Phillips paru en 1732 dans le recueil de Churchill, A New collection of Voyages and travels [3].  De manière générale, au XVIIIe siècle, le récit de voyage, malgré l'austérité des considérations nautiques ou commerciales, apparaît comme un récit d'aventures, utilise volontiers les ressorts du romanesque, satisfait les désirs d'exotisme du public et inspire les auteurs de fiction (Prévost lui-même avait écrit les Aventures de Robert Lade, où des récits authentiques cohabitent avec une Afrique imaginaire).

    Dans cet extrait du livre III de l' Histoire des voyages, le capitaine Phillips relate les transactions auxquelles il se livre en 1694 au royaume de Ouidah, sur la Côte des Esclaves [4].

    Selon l'historien Elikia M'Bokolo, Ouidah est "le fleuron des centres négriers" [5].  Les Français s'y sont installés en 1671, suivis des Anglais, des Hollandais, des Brandebourgeois et des Portugais ; l'influence des Européens grandit au point que les rois apparaissent de plus en plus comme les simples protégés des négriers. Cet état de fait suscite une sourde opposition qui rend plus facile la conquête de Juda par le roi de Dahomey en 1727.

 

    Le capitaine Thomas Phillips, qui a surtout navigué jusque là dans les mers du Levant et a été quelque temps prisonnier des Français, commande l' Hannibal, un navire de la Compagnie royale d'Afrique fondée en 1672. Parti de Londres avec 70 hommes d'équipage à la fin d'Octobre 1693 à destination de la côte occidentale de l'Afrique [6], il doit acquérir 700 esclaves et les transporter à la Barbade. Il navigue en compagnie du navire du capitaine Schurley, grand connaisseur de la côte d'Afrique, mais qui meurt au large d'Accra; il est remplacé par le capitaine Clay, et c'est en compagnie de ce dernier que Phillips débarque dans le royaume de Ouidah, où les Européens se font une concurrence acharnée. Il obtient la plus grande partie de sa cargaison dans cet important centre de traite; celle-ci est composée pour 66% d'hommes, 27% de femmes et pour 7% d'enfants. Le bilan global de son voyage n'est cependant pas aussi avantageux qu'il aurait pu l'espérer. A l'arrivée à la Barbade, après 100 jours de navigation, un peu plus de la moitié des esclaves embarqués, soit 53% seulement, ont survécu, alors que le taux moyen pour la période est de plus de 80%.

    Phillips apparaît tout au long de ce récit, destiné à un public curieux des récits de voyage et des aventures au-delà des mers, à la fois comme un commerçant avisé et soucieux des intérêts de la Compagnie royale d'Afrique qui l'emploie, mais aussi un homme honorable dont les scrupules religieux évitent toute rigueur inutile à l'égard des esclaves achetés. Cependant, dans ce milieu exotique où il débarque, il affiche la suffisance à l'égard des populations et de ses partenaires commerciaux, somme toute naturelle à un Européen sur les côtes d'Afrique.

    Le tableau du Roi et des agents les montre de leur côté aussi soucieux de leurs intérêts, volontiers retors et cupides. Quant aux esclaves, marchandises humaines, il parle peu de leur comportement et de leurs sentiments sauf au moment de l'embarquement, quand leurs angoisses et leur désespoir risquent d'occasionner des pertes à la Compagnie royale d'Afrique.

                                                                                                                                          Jean-Claude HALPERN

1.
Collection ASTLEY, réunie par John GREEN, A New General Collection of Voyages and Travels, Thomas Astley, London, 1745-1747, Ed. fac-similé, London, F. Cass, 1968, 4 vol. 
2.
Abbé Antoine-François PREVOST d'EXILES, Histoire générale des voyages, Didot, Paris, 1746-1759, 20 vol. 
3.
Awnsham and John CHURCHILL (éd.), A collection of voyages and travels, John Walthoe, London, 1732, Vol. VI., pp. 171-239. 
4.
Abbé Antoine-François PREVOST d'EXILES, Histoire générale..., t. III, pp. 380-386. On trouve, pour Ouidah, Juda ou encore Juida. 
5.
Elikia M'BOKOLO, Afrique noire, Histoire et civilisations, tome I, Jusqu'au XVIIIème siècle, Hatier-Aupelf, Uref, Paris, 1995, p. 235. 
6.
www.slavevoyages.org/tast/index.faces