Un capitaine anglais sur la Côte des Esclaves, 1694, d'après l' Histoire

générale des Voyages de l'abbé Prévost


SOMMAIRE

La prise de contact avec le royaume de Ouidah



     Le 20 [mai 1694] au soir, on arriva sur la côte de Juida (Juda, Ouidah), environ soixante lieues à l'est d'Akra [Accra]. Dès le lendemain, les deux capitaines [Phillips et Clay], accompagnés de leurs chapelains, de leurs trésoriers, et d'une douzaine de matelots bien armés, se rendirent au rivage, dans la résolution de s'y arrêter jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé l'occasion d'acheter treize cents esclaves…

      Le comptoir anglais étant à trois milles de la côte […], dans des marais, où l'air est très malsain. Mais les deux capitaines s'estimèrent fort heureux de trouver cette retraite pour leurs marchandises, qui ayant été débarquées fort tard, ne pouvaient arriver avant la fin du jour à la Ville royale, où les facteurs avaient leur magasin. Elles auraient été fort exposées au pillage des nègres, et de ceux mêmes qui les portaient, car ils ont tant de subtilité à voler ce qui excite leur convoitise ou leur curiosité, que pendant le jour même on a besoin de veiller continuellement sur eux…

       Le comptoir devint encore utile aux deux capitaines pour y loger les esclaves, lorsque ayant été conduits au rivage, le mauvais temps ne permettait point aux canots de venir les prendre et de les transporter à bord ; car il s'en trouvait quelquefois cent qui devaient être embarqués à la fois. C'était d'ailleurs une triste habitation que ce comptoir. Les marais y produisent une puanteur continuelle, et des essaims de mosquites [moustiques], si insupportables que si l'on n'a recours au laudanum, ou à quelque autre soporifique, il faut renoncer au sommeil...

     La ville royale de Juida est à quatre milles du comptoir anglais... A l'arrivée des deux vaisseaux, le Roi envoya au comptoir anglais deux de ses kabaschirs, ou de ses nobles chargés d'un compliment pour les facteurs. Phillips et Clay, qui étaient déjà débarqués, firent répondre au Monarque qu'ils iraient le lendemain lui rendre leurs devoirs. Cette réponse ne le satisfit pas. Il fit partir sur le champ deux autres de ses Grands, pour les inviter à venir dès le même jour, et les avertir non seulement qu'il les attendait, mais que tous les capitaines qui les avaient précédés étaient venus le voir dès le premier jour. Sur quoi, dans la crainte de l'offenser, les deux capitaines, accompagnés de Pierson [le chef du comptoir] et de leurs gens, se mirent en chemin pour la ville royale.


      Ils furent reçus à la porte du palais par plusieurs kabaschirs, qui les saluèrent à la mode ordinaire des nègres, c'est-à-dire en faisant d'abord claquer leurs doigts et leur serrant ensuite les mains avec beaucoup d'amitié. Lorsqu'ils eurent traversé la cour, les mêmes seigneurs se jetèrent à genoux près de l'appartement du Roi, firent claquer leurs doigts, touchèrent la terre du front, et la baisèrent trois fois ; cérémonie ordinaire lorsqu'ils approchent de leur maître…

      Sa Majesté, qui était cachée derrière un rideau, ayant jeté les yeux sur les Anglais par une petite ouverture, leur fit signe d'approcher. Ils s'avancèrent vers le trône, qui était une estrade d'argile, de la hauteur de deux pieds, environnée de vieux rideaux sales qui ne se tirent jamais, parce que le Monarque n'accorde point à ses kabaschirs l'honneur de le voir au visage. Il avait près de lui deux ou trois petits nègres, qui étaient ses enfants. Il tenait à la bouche une longue pipe de bois, dont la tête aurait pu contenir une once de tabac. A son côté il avait une bouteille d'eau-de-vie, avec une petite tasse en argent assez malpropre. Sa tête était couverte, ou plutôt liée, d'un calicot fort grossier; et pour habit, il portait une robe de damas rouge…

     Les Anglais se découvrirent la tête pour le saluer. Il prit les deux capitaines par la main, et leur dit d'un air obligeant qu'il avait eu beaucoup d'impatience de les voir; qu'il aimait leur nation; qu'ils étaient ses frères, et qu'il leur rendrait tous les bons offices qui dépendraient de lui. Ils le firent assurer, par l'interprète, de leur reconnaissance personnelle, et de l'affection de la Compagnie royale d'Angleterre, qui malgré les offres qu'elle recevait de plusieurs pays où les esclaves étaient en abondance, aimait mieux tourner son commerce vers le royaume de Juida, pour y faire apporter toutes les commodités dont il avait besoin. Ils ajoutèrent qu'avec de tels sentiments, ils se flattaient que Sa Majesté ne ferait pas traîner en longueur sa cargaison d'esclaves, principal objet de leur voyage, et qu'elle ne souffrirait pas que ses kabaschirs leur en imposassent le prix. Enfin, ils promirent qu'à leur retour en Angleterre, ils rendraient compte à leurs maîtres de ses faveurs et de ses bontés.

     Il répondit que la Compagnie royale d'Afrique était « un fort honnête homme », qu'il l'aimait sincèrement, et qu'on traiterait de bonne foi avec ses marchands. Cependant il tint mal sa parole; ou plutôt malgré les témoignages de respect qu'il recevait de ses kabaschirs, il fit voir par sa conduite qu'il n'osait rien faire qui leur déplût.

Les tractations et l'achat des esclaves




     Le lendemain, suivant leurs promesses, ils retournèrent au palais avec des essais de leurs marchandises; et l'on convint du prix des esclaves. Ces conventions ou ces traités portent à Juida le nom de palavera (palabre), quoique dans les régions occidentales de l'Afrique, le même mot signifie au contraire dispute ou querelle. Après beaucoup de difficultés, on convint de cent livres de kowris (cauris) pour chaque esclave. Alors le Roi fit assigner aux marchands anglais des magasins, une cuisine et des logements. Mais toutes les chambres étant sans porte, ils furent obligés d'en faire à leurs frais et d'y mettre des verrous et des serrures. Le jour suivant ils payèrent les droits ordinaires au Roi et aux kabaschirs ; après quoi les officiers du commerce firent avertir les habitants de la ville, au son d'une cloche, d'amener leurs esclaves au marché. Cette cloche, qui est de fer, a la forme d'un pain de sucre, et contiendrait environ vingt livres de kowris. On frappe dessus avec un bâton, qui en tire un son fort faible et sourd.

     Chaque jour au matin, le Roi invitait les deux capitaines à déjeuner, et leur offrait toujours ses deux plats de poules étuvées et de patates bouillies à l'eau. Mais il leur envoyait tous les jours pour leur table un porc, une chèvre, une brebis, et une bouteille de pitto. De leur côté, ils lui faisaient porter avec la même régularité quatre bouteilles d'eau-de-vie, qu'il recevait comme le souverain bien. Comme ils avaient leur cuisinier dans la ville, et que les provisions y étaient en abondance, ils faisaient fort bonne chère. Mais divers accidents leur firent bientôt perdre l'appétit. La plupart de leurs gens furent attaqués de la fièvre. Phillips fut atteint lui-même d'un violent mal de tête. A peine se trouva-t-il capable d'aller au marché sans être soutenu, et la mauvaise odeur du lieu lui causait quelquefois des évanouissements dangereux. Cette halle, que les habitants appellent trunk, était un vieux bâtiment où l'on faisait passer la nuit aux esclaves, dans la nécessité d'y faire tous leurs excréments. Trois ou quatre heures que Phillips était obligé d'y passer tous les jours ruinèrent tout à fait sa santé.


      Les esclaves du Roi furent les premiers qu'on offrit en vente, et les kabaschirs exigèrent qu'ils fussent achetés avant qu'on en produisît d'autres, sous prétexte qu'étant de la maison royale ils ne devaient pas être refusés, quoiqu'ils fussent non seulement les plus difformes, mais encore les plus chers. Mais c'était une des prérogatives du Roi, à laquelle on était forcé de soumettre. Les kabaschirs amenaient eux-mêmes ceux qu'ils voulaient vendre, chacun selon son rang et sa qualité. Ils étaient livrés aux observations des chirurgiens anglais, qui examinaient soigneusement s'ils étaient sains et s'ils n'avaient aucune imperfection dans les membres. Ils leur faisaient étendre les bras et les jambes. Ils les faisaient sauter, tousser. Ils les forçaient d'ouvrir la bouche et montrer les dents, pour juger de leur âge; car étant tous rasés avant que de paraître aux yeux des marchands, et bien frottés d'huile de palmier, il n'était pas aisé de distinguer autrement les vieillards de ceux qui étaient dans le milieu de l'âge. La principale attention était à ne point acheter de malades, de peur que leur infection ne devînt bientôt contagieuse. La maladie qu'ils appellent yaws est fort commune parmi ces misérables. Elle a presque les mêmes symptômes que la vérole; ce qui oblige le chirurgien à examiner les deux sexes avec la dernière exactitude. On met les hommes et les femmes à part, séparés par une cloison de grosses barres de bois, pour prévenir les querelles.


      Après avoir fait le choix de ceux qu'on veut acheter, on convient du prix et de la nature des marchandises. Mais la précaution que les facteurs avaient eue de commencer par cet article leur épargna les difficultés qui naissent ordinairement. Ils donnèrent aux propriétaires des billets signés de leur main, par lesquels ils s'engageaient à délivrer les marchandises en recevant les esclaves. L'échange se fit le jour d'après. Phillips et Clay firent marquer cette misérable troupe avec un fer chaud à la poitrine et sur les épaules, chacun de la première lettre du nom de son bâtiment. La place de la marque est frottée auparavant d'huile de palmier; mais cette opération est si peu douloureuse, que trois ou quatre jours suffisent pour refermer la plaie, et pour faire paraître les chairs fort saines.


L'embarquement et le traitement des esclaves. Les résistances



    A mesure qu'on a payé pour cinquante ou soixante, on les fait conduire au rivage. Un kabaschirs, sous le titre de Capitaine d'esclaves, prend soin de les embarquer et de les rendre sûrement à bord. S'il s'en perdait quelqu'un dans l'embarquement, c'est le kabaschirs qui en répond aux facteurs; comme c'est le capitaine du : trunk ou du marché qui est responsable de ceux qui s'échapperaient pendant la vente, et jusqu'au moment qu'on leur fait quitter la ville. Dans le chemin jusqu'à la mer, ils sont conduits par deux autres officiers que le Roi nomme lui-même, et qui reçoivent de chaque vaisseau, pour prix de leur peine, la valeur d'un esclave en marchandises. Tous les devoirs furent remplis si fidèlement, que de treize cents esclaves, achetés et conduits dans une espace si court, il ne s'en perdit pas un.

    Il y a aussi un capitaine de terre, dont la commission est de garantir les marchandises du pillage et du larcin. Après les avoir débarquées, on est parfois forcé de les laisser une nuit entière sur le rivage, parce qu'il ne se présente pas assez de porteurs. Malgré les soins et l'autorité du capitaine, il est difficile de mettre tout à couvert. Il l'est encore plus d'obtenir la restitution de ce qu'on a perdu.

    Lorsque les esclaves sont arrivés au bord de la mer, les canots des vaisseaux les conduisent à la barque longue, qui les transporte à bord. On ne tarde point à les mettre aux fers, deux à deux, dans la crainte qu'ils ne se soulèvent, ou qu'ils ne s'échappent à la nage. Ils ont tant de regret à s'éloigner de leur pays, qu'ils saisissent l'occasion de sauter dans la mer, hors du canot, de la barque ou du vaisseau, et qu'ils demeurent au fond des flots jusqu'à ce que l'eau les étouffe. Le nom de la Barbade leur cause plus d'effroi que celui de l'enfer, quoiqu'au fond, dit l'auteur, ils y mènent une vie beaucoup plus douce que dans leur pays. On en a vu plusieurs dévorés par les requins, au moment qu'ils s'élançaient dans la mer. Ces animaux sont si accoutumés à profiter du malheur des nègres, qu'ils suivent quelquefois un vaisseau jusqu'à la Barbade, pour faire leur proie des esclaves qui meurent en chemin, et dont on jette les cadavres hors du bord. Phillips raconte qu'il en voyait tous les jours quelques-uns autour de son bâtiment; mais il ne peut assurer, dit-il, que ce fussent les mêmes.

    Les deux vaisseaux perdirent douze nègres, qui se noyèrent volontairement, et quelques autres qui se laissèrent mourir par une obstination désespérée à ne prendre aucune nourriture. Ils sont persuadés qu'en mourant ils retournent aussitôt dans leur patrie. On conseillait à Phillips de faire couper à quelques-uns des bras et des jambes, pour effrayer les autres par l'exemple. D'autres capitaines s'étaient bien trouvés de cette rigueur. Mais il ne put se résoudre à traiter, avec tant de barbarie, de misérables créatures qui étaient comme lui l'ouvrage de Dieu, et qui n'étaient pas, dit-il, moins chères au Créateur que les blancs. Il ajoute qu'il ne voit aucune raison de les mépriser pour leur couleur, puisqu'ils l'ont reçue de la nature, et qu'il ne comprend pas pourquoi les blancs croiraient valoir mieux dans l'intérieur.


Source : Abbé Antoine-François PREVOST d'EXILES, Histoire générale des voyages, Didot, Paris, 1746-1759, 20 vol., extrait du livre III, BNF