Troc d'esclaves (31 mars 1788)
Sont conservées au Centre des Archives d'Outre-Mer d'Aix-en-Provence les doubles minutes des notaires établis dans les colonies et reversées à partir de 1776 et jusqu'à la Révolution (parfois au-delà). Avant 1776 le dépôt de doubles minutes est très aléatoire, de même qu'après 1789 on ne trouve que quelques registres étant donné la désorganisation consécutive aux événements. Mais même partiel, ce fond notarié demeure extrêmement précieux pour l'histoire coloniale, et notamment antillaise. C'est ainsi que le rôle de plus en plus important des libres de couleur (Noirs et métis libres) a pu être mieux connu à travers les multiples opérations effectuées devant notaires (voir par exemple les travaux de Stewart King, John Garrigus ou Dominique Rogers).
Les protagonistes :
- un Blanc : Antoine-François Bayon de Libertat, habitant (propriétaire d'une sucrerie) au quartier du Limbé, par ailleurs procureur des habitations Bréda et de l'habitation des Manquets.
- un libre de couleur, bossal (né en Afrique, de nation « Arada », c'est-à-dire venant du sud du Bénin actuel) : Blaise Bréda, affranchi avant 1770, ancien cuisinier du comte de Noé durant le séjour de celui-ci à Saint-Domingue (1769-1775)
L'objet de la négociation, consignée devant notaire, est le troc d'une jeune esclave à talent (couturière, native de l'île, sans marque au fer chaud), Zabeth, vendue fort cher par Bayon de Libertat, à Blaise Bréda, celui-ci l'échangeant contre trois femmes sans talent particulier (Bayon a besoin de bras pour monter l'atelier de la sucrerie qu'il est en train d'établir au Limbé). Blaise Bréda a acquis ces trois esclaves à bord d'un navire négrier en rade au Cap-Français.
Il s'agit d'une vente à crédit, comme souvent ; il faut dire que les sommes en jeu sont relativement importantes, que le numéraire fait constamment défaut à Saint-Domingue, et que Blaise Bréda n'a pas encore réuni la somme nécessaire. On troque souvent, bien plus qu'acheter comptant. Sur le manque de numéraire et la pratique du troc entre colons et négociants, voir par exemple le chapitre III de BUTEL (Paul), POUSSOU (Jean-Pierre), La vie quotidienne à Bordeaux au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1980.
On ignore pour quel usage Blaise Bréda se porte acquéreur de Zabeth, chère payée (un esclave adulte pièce d'Inde, c'est-à-dire de premier choix, était vendu 3 000 livres). Les raisons profondes de la transaction nous échappent. Le rôle du notaire est important, il permet d'officialiser l'opération – et donc d'éviter toute contestation ultérieure possible.
Ce genre d'acte met en lumière le rôle de plus en plus important des libres de couleur, qui reproduisent le modèle colonial dans lequel ils évoluent. Qu'ils soient artisans, commerçants ou propriétaires de caféières, nombreux sont ceux qui possèdent des esclaves. Quitte, par la suite, à éventuellement procéder devant notaire à des affranchissements de parents plus ou moins proches. A la veille de la Révolution, on compte officiellement 30.000 libres de couleur (probablement plus en réalité) à Saint-Domingue. C'est dans leurs rangs que vont se recruter nombre de cadres de la nation haïtienne en devenir.
Jean-Louis DONNADIEU