Portraits de noirs affranchis et mulâtres, Texaco



Sommaire

Mise en contexte

    Texaco est le troisième roman, paru en 1992, de Patrick Chamoiseau. Se désignant lui-même comme « Marqueur de paroles », il y raconte la vie d'un esclave affranchi puis celle de sa fille, Marie-Sophie Laborieux. Il dit tenir ce récit de cette femme, Marie-Sophie Laborieux, née en 1913 en Martinique, qui le lui a elle-même conté oralement. La quatrième de couverture du roman résume ainsi ces deux siècles d'histoire de la Martinique par ces mots : « Marie-Sophie Laborieux raconte à l'auteur plus de cent cinquante ans d'histoire, d'épopée de la Martinique, depuis les sombres plantations esclavagistes jusqu'au drame contemporain de la conquête des villes ». Si Texaco a reçu en 1992 le prix Goncourt, reflet de l'accueil enthousiaste qui lui a été fait par le public français, Chamoiseau a néanmoins essuyé auparavant des critiques assez vives pour ses précédents romans. En effet, pour les créolistes militant autour des questions linguistiques, culturelles et politiques en Martinique dans les années 70, Chamoiseau dessert la cause créole en choisissant le français comme langue d'écriture. Le roman antillais devrait en effet être selon eux écrit en langue créole. J. Bernabé lui reproche notamment [1].

Participant d'une certaine évolution de ces critiques et réflexions, paraît en 1989 Eloge de la créolité, essai collectif de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, trois grands auteurs de la créolité. Les trois auteurs y livrent un travail réflexif sur leur écriture : comment, pour les écrivains antillais, écrire et réécrire pour parvenir à créer une autre réalité, dont le point de départ serait l'équilibre atteint entre Afrique et Europe ? Comment l'identité créole peut-elle se former au travers de l'évolution de l'oralité et d'une littérature créole qui en tiendrait compte ? On pourra lire, pour se faire une idée plus pointue des scansions majeures de cette réflexion antillaise sur le langage et l'écriture, l'article de Van den Avenne C. (2007) « Donner en français l'illusion du créole – Mélanges de langues et frontières linguistiques -Positions de linguistes sur l'écriture littéraire » [2].

Clémentine CAPLAT

L'oralité

    La question de l'oralité est primordiale dans la littérature antillaise (comme africaine d'ailleurs) francophone. En effet, l'oralité africaine et antillaise traditionnelle s'est mêlée à l'écriture européenne, formant ce que l'on peut appeler une « oralité écrite », ou « écriture oralisée ». Les deux expressions semblent adaptées dans la mesure où cette littérature est un mouvement perpétuel entre les langues et cultures française, africaine et antillaise. La co-relation qui existe entre elles est permanente, de sorte que l'on parle d'interlangue ou même d' « interlecte ». La nécessité pour les écrivains antillais ou africains de mêler oralité et écriture vient de leur histoire de colonisés : leurs traditions d'origine respectives étaient orales. En Afrique comme aux Antilles, foule se faisait autour de la personne du conteur, dit griot. Celui-ci usait de « codes » connus de tous pour entamer un récit ou le relancer, et le public était actif dans la narration : il répondait au griot. Ceci explique que l'on trouve souvent dans cette littérature le terme « conter » et non pas « raconter », ce qui fait référence à une oralité première. De sorte que l'écrivain doit concilier deux formes narratives que tout sépare en une seule. Il cherche à ne pas trahir ses origines pour lesquelles le texte narré oralement est tout un processus de groupe : oralité évidente, participation active du public, transmission d'une mémoire, notion de communauté, importance de l'échange avec autrui. La tradition narrative dont l'écrivain antillais hérite du côté occidental est, tout au contraire, celle de l'écriture, du principe de création solitaire puisque lorsqu'il écrit l'auteur est face à lui même et ne s'adresse finalement à personne, ou au contraire à tous – un ''tous'' qui n'est aucune identité particulière et précise, et n'attend pas nécessairement de réponse à son texte.

L'auteur peut être en souffrance selon l'expression de Dominique Chancé [3], c'est-à-dire « qu'il est en attente d'une reconnaissance et d'une légitimité car sa parole n'est pas arrivée à destination. ». C'est pourquoi l'écrivain va chercher, par souci d'une écriture unie et non déchirée entre deux extrêmes, à métisser son récit, mêlant oralité et écriture. Le mélange entre oralité et écriture est le phénomène linguistique le plus apparent dans la construction du texte littéraire : celui-ci est rythmé, comme un souffle : le texte est écrit par mouvements, par élans, par « respirations ». Il est la plupart du temps scandé, repris à la manière des narrations orales. Ce processus peut se manifester sous forme d'un récit interrompu en faisant intervenir le public (ce que Chamoiseau imite dans Chemin d'école avec l'invention des « Répondeurs »), ou de répétitions: des parties du récit principal en français sont reprises soit en traductions créoles, soit sous une forme poétique, soit sous la forme d'une réflexion théorique (cf. l'extrait étudié ci-dessous). C'est ce que Chamoiseau a nommé le « Marqueur de paroles », celui qui écrit la parole, soulignant le paradoxe d'une oralité qui n'était pas destinée à l'écriture. Pour reprendre une expression de l'écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, il s'agit donc de « casser le français' », d'aller au-delà de sa syntaxe et de sa grammaire normatives pour trouver une nouvelle forme d'écriture.

Clémentine CAPLAT

Réécriture et créolismes

    La littérature afro-antillaise francophone passe souvent par la réécriture en ce qu'elle reformule le discours, reconstruit les récits et réinvente les normes d'écriture. Par ailleurs, il est à noter que réécriture sous-entend nécessairement traduction, c'est-à-dire interprétation, compréhension, réappropriation d'un « original ». Il peut ainsi y avoir des interférences linguistiques, des emprunts, des calques : ces phénomènes linguistiques sont plus ou moins individuels et involontaires, plus ou moins intégrés dans une des deux langues. On assiste, dans le cas de la littérature antillaise, à une réécriture du français dans et par le créole, et du créole dans et par le français. Aux Antilles, on appelle créolismes les mots français créolisés. Les créolismes opèrent un métissage linguistique qui va modifier un mot français en le « métissant » avec le créole. Il s'agit donc de réécrire ce mot français, de se le réapproprier, voire de le réinterpréter (cf. les exemples dans l'explication linéaire ci-dessous). La matérialité des mots est une des modalités de réécriture sur laquelle il est notamment intéressant de s'arrêter. En effet, s'agissant de prêter attention à la forme même et aux lettres du mot, celui-ci peut être relu autrement et vu sous un autre jour. Un mot est donc réécrit et compris autrement autant de fois qu'il est lu, d'où une certaine richesse linguistique de ces textes.

                                                                                                                                                                  Clémentine CAPLAT

La traduction

    L'écriture antillaise est traduction. Le créole au sein de textes francophones appelle nécessairement une traduction. En posant la question de la traductibilité de ces textes et donc de leur compréhension à l'extérieur de leur lieu de production, les auteurs formulent un même souci de réception du texte. Or, pour des auteurs comme Chamoiseau ou Confiant, la construction d'une nouvelle identité antillaise nécessite une nouvelle forme d'écriture. Celle-ci est parfois désignée par le terme d' « outre langue ». Alexis Nouss dans Métissages [4] , définit cette notion, et préfère ce terme à celui d' ''entre-langue'', «dans la mesure où le métissage reconnaît et conserve l'intégrité des composantes». Ce terme implique la pluralité, l'identité plurielle, de manière à voguer entre l'être, le paraître et le peut-être. Il s'agit d'une écriture éclatée et toujours à réécrire : le texte est réécrit chaque fois qu'il est lu, il n'est pas fixé dans une forme unique et définitive, puisque tout y est fragmenté et en perpétuel devenir. Ce qui nous amène à la question de la traductibilité du texte, soit de sa compréhension : une telle écriture est-elle traduisible et saisissable à l'extérieur ?

    Le roman antillais serait un roman « cacophonique » (Confiant, L'Allée des soupirs). Faut-il dès lors que l'écrivain écrive d'abord pour ceux qui ont les mêmes références et le même inconscient collectif que lui, ou penser à ce que le reste du monde pourra en comprendre ? Ce qui pose le problème du rapport à l'Autre : faut-il ou non écrire pour cet Autre ? On voit l'importance de cette question du désir de transparence ou non de l'écrivain et de l'écriture en ce qu'elle est en lien direct avec l'histoire des Antillais, « fondamentalement frappés d'extériorité » (Éloge de la créolité, op.cit.). En réalité, l'écrivain le mieux compris au-dehors est peut-être finalement celui qui ne se fuit pas. Le problème que pose cette littérature est le suivant : un métropolitain lisant une œuvre d'un écrivain étranger sait qu'il a affaire à une traduction et donc qu'il pénètre « dans un univers qui ne lui est pas totalement compréhensible ». Au contraire, l'écrivain antillais n'utilisant pas sa langue maternelle créole mais le français, le lecteur métropolitain s'attend à une certaine transparence de sa part, et ne lui accorde donc pas le même droit à l'opacité qu'à l'écrivain de langue étrangère. Le décalage est alors créé par le lien établit entre les notions d'écrivain étranger, de culture étrangère et de langue étrangère. Le problème étant qu'un écrivain peut avoir une culture, un inconscient collectif, et un imaginaire différents des nôtres, et cependant écrire dans la même langue que la nôtre du fait de l'histoire coloniale.

    Or, la Créolité est définie dans Éloge de la créolité [5]  comme la rencontre brutale entre des peuples de plusieurs cultures sur un espace enclavé, ayant pour conséquence la formation d'un « agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l'Histoire a réuni sur le même sol ». Cette mise en contact de plusieurs peuples et cultures a créé un mélange des langues. Ceci signifie que le fait d'utiliser deux langues ou plus de la Créolité engendre une écriture faite d'une multitude de signifiants et de signifiés formant une totalité. Attendu que sous la langue utilisée il y a toujours une autre langue, on peut signifier une foule de choses. Un mot d'une langue peut en effet renvoyer à son sens dans l'autre langue et inversement. On est alors dans la traduction des limites de chaque langue, voire davantage : on repousse ces limites. Il y a une mise en contact de toutes les langues par la traduction, et ici les deux langues entretiennent des relations interactionnelles ou transactionnelles.

Enfin, la traduction est SUB-VERSIVE : d'une part parce que nous pouvons dire qu'il y a toujours une autre version sous la première, un autre versant sous le premier : « une version n'est qu'un versant, l'autre versant reste à deviner », d'autre part parce qu'elle déstabilise la notion d'appropriation : ceci est à moi, ceci est à toi, et celle de valeurs culturelles internes et externes avec la pureté d'une langue, pureté d'une culture, etc., sans corrélations entre soi et l'autre. Au contraire, la traduction reconnaît de l'altérité dans l'identité, en montrant ce qu'il y a de soi dans l'autre et de l'autre dans soi au travers de notre humanité commune. Les différentes langues se côtoient et se transforment, proposant une traduction de soi dans l'autre et inversement. Les interférences entre créole et français ne renvoient pas à une réelle hiérarchie des langues, mais à une corrélation sur un même niveau entre les deux langues. C'est ce flirt entre français et créole qui est à l'œuvre dans le roman de Chamoiseau, dans une tentative « d'hospitalité linguistique » (Paul Ricœur) : on ne traduit pas du créole en français, parce que le créole est une langue inférieure au français, mais on traduit du français au créole et du créole au français dans le respect et la richesse des deux langues respectivement.

Clémentine CAPLAT

Instance narrative et récit enchâssé

    L'écrivain de Texaco a un statut particulier : il est un « scribe », un « Marqueur de paroles » à la rechercher de la mémoire collective. Ceci explique l'usage d'un pluriel « nous » qui n'est autre qu'une « je » s'exprimant au nom de cette collectivité. Marie-Sophie Laborieux est « l'Informatrice » du « Marqueur de paroles ». Ce dernier l'aura d'abord écoutée en prenant des notes, puis en l'enregistrant au magnétophone, et il a lu ses cahiers. Il acquiert ainsi un statut d'auteur-narrateur, qui note et ordonne les paroles écrites et orales d'une autre. Le roman est donc parcouru par le souci de réduire un écart : celui entre l'oralité de M.S Laborieux et l'écriture de sa propre entreprise. L'instance narrative doit donc rapporter fidèlement un langage qui « mélangeait le créole et le français, le mot vulgaire, le mot précieux, le mot oublié, le mot nouveau, comme si à tout moment, elle mobilisait ou récapitulait toutes ses langes ». A l'écrivain la charge de relier de façon authentique l'imaginaire créole et le mot français. Celle qui raconte son histoire, M.S. Laborieux, use également d'un « je » qui inclut en réalité la collectivité des femmes qu'elle représente d'une part, des antillais depuis l'esclavagisme jusqu'à la conquête des villes qu'elle conte d'autre part, et enfin de ceux qui se sont battus à ses côtés pour sauver le quartier Texaco, dépositaire de tout un vécu mais devant être rasé pour insalubrité.

    Il s'agit de plus de récits enchâssés à plusieurs niveaux. M.S.Laborieux raconte sa vie au « Marqueur de paroles ». A l'intérieur de ce récit, elle enchâsse le plaidoyer destiné à l'urbaniste en charge du problème que pose Texaco. Enfin, un troisième niveau de narration se met en place lorsqu'elle rapporte les paroles et récits de son propre père, notamment par l'intermédiaire de cahiers qu'elle a tenus et dans lesquels elle a tout noté. C'est la richesse de cette structure narrative qui invite à s'interroger (cf. explication linéaire à la suite) sur les notions d'auteur, de narrateur et de récit enchâssé. Où la place de chacun est-elle ? Qu'apporte chaque narrateur au récit de l'autre ? En effet, l'identification du narrateur est primordiale dans l'analyse d'un récit. Selon G. Genette, le théoricien majeur de la narratologie, le narrateur est une fiction interne au texte, au contraire de l'auteur. Le narrateur est une instance textuelle, chargée de relater des événements (fictifs ou réels). Il est toujours un dispositif narratif, même dans le cas de l'autobiographie. Il existe nécessairement un écart entre l'individu réel, qui publie une œuvre, et une posture textuelle. Le narrateur a de plus besoin du narrataire pour exister, prendre forme, ce qui n'est pas le cas de l'individu auteur. Le narrateur est également celui qui organise le récit, la mise en texte (on pourra aborder ici les catégories de narrateur homodiégétique, hétérodiégétique, autodiégétique).

   Si Genette a mis au point ces différentes catégories, il ne manque pas de noter pour autant que les auteurs brouillent souvent ces codes génériques et énonciatifs, transgressant les frontières, établissant de nouvelles combinaisons, opérant un métissage des genres, et manifestant plus ou moins ostensiblement leur présence. Dès lors, ces catégories pourront être revues et nuancées autour de l'instance narrative à l'œuvre dans notre extrait : quelle différence entre l'auteur Chamoiseau réel et la posture textuelle interne à la fiction du « Marqueur de paroles » ? Le « Marqueur de paroles » est-il auteur et/ou narrateur en tant qu'il organise le récit? Quelle place pour les instances narratives que sont M. S. Laborieux et son propre père, au sein de ces récits enchâssés ? On pourra aboutir à la notion de polyphonie, liée à celle de dialogisme (le roman comme discours à plusieurs voix) théorisée par M. Bakhtine. La polyphonie, qui est la multiplicité des sujets énonciateurs et des prises de paroles dans un texte, amène à s'interroger sur l'identité des sujets énonciateurs : question d'autant plus pertinente ici qu'il s'agit d'une littérature posant sans cesse la question de l'identité.

Clémentine CAPLAT

Le paratexte

    La longueur de la note de bas de page et son contenu invitent à revoir la notion de paratexte et à s'interroger sur sa fonction : normalement énoncé d'escorte, le paratexte joue parfois un rôle considérable dans la compréhension d'un texte. Dans notre extrait, il est intéressant de voir dans quelle mesure la note de bas de page peut se faire réécriture du récit, ou complément de celui-ci, d'autant qu'elle est elle-même doublée d'un extrait d'un cahier de M.S. Laborieux. Si les cahiers ont en charge la voix du père défunt, et le récit principal celle de « L'Informatrice », le paratexte semble ici avoir pour fonction de faire entendre plus clairement la parole de l'auteur. De plus, chacun est porteur d'une époque différente : temps d'esclavage, temps de colonisation, temps d'indépendance. Or, Texaco est précisément un récit scandé par les époques qui se succèdent. Il suffit pour cela d'étudier la table des matières du roman, riche d'informations à ce sujet.

Clémentine CAPLAT

L'ironie

    Enonciation ambiguë, l'ironie sollicite la participation du lecteur qui doit en saisir les signaux, et les déchiffrer. Au-delà des figures de style qu'elle peut solliciter (antiphrase, etc.), son emploi est contextuel, puisqu'elle livre un autre sens que celui qu'elle porte littéralement. Elle porte un message implicite, différent voire contraire à celui qu'elle donne explicitement, et met en scène une instance narrative qui n'assume pas les propos qu'elle tient. La transparence du texte est dès lors bousculée, et une certaine complicité et complexité se crée entre le locuteur, l'interlocuteur et le texte. Enfin, l'ironie, qui nécessite une certaine prise de distance, peut être paradoxalement le prétexte à des intrusions d'auteur et à des effets d'humour.

Clémentine CAPLAT

Explication linéaire

    L'importance de l'espace urbain, et plus précisément de Saint-Pierre désignée par l'expression créole « l'En-ville » (qui nommera, plus avant dans le roman, Fort-de-France), marque l'ouverture du texte : « Saint-Pierre, c'était bel horizon... ». L'amorce de l'extrait se fait par le nom de la ville et par sa reprise emphatique grâce au présentatif à l'imparfait « c'était », tournure souvent usitée à l'oral. On notera l'absence de l'article indéfini « un » attendu, qui a un effet à la fois poétique, légèrement oralisant, et qui introduit une sensation de travail de la langue, la perspective d'une langue « autre ». Une forte antithèse structure la phrase, dans un balancement autour du « mais aussi ». L'opposition entre deux types de personnes vivant précisément dans cette ville : les habitants actifs, les habitants incapables, passifs, est amplifiée par la répétition (« pour qui »). Cette seule tournure contient toute la dichotomie qui va s'élaborer ensuite dans le texte, dans la classification des citadins de l'époque. Or, cette classification est en réalité un moyen de dénoncer celle, plus contestable, des hommes noirs entretenue par le système esclavagiste. Oralité, poésie, maniement insolite de la langue, dénonciation, et histoire sont donc contenus dans cette première phrase. Il sera ainsi intéressant de faire remarquer aux élèves combien le seul début d'un texte peut, plus ou moins implicitement, révéler les enjeux de forme et de fond de ce qui va suivre.

    La ville est ensuite personnifiée par le pronom personnel sujet « Elle » et son verbe « s'offrait à» : Saint-Pierre est d'emblée constituée en tant qu'entité féminine. Il peut s'agir d'un simple glissement métonymique, par contagion du genre féminin de « ville » à son nom propre contextuel en particulier, comme d'un emploi métaphorique signifiant l'image de la femme avec tout ce qu'elle connote et notamment l'offrande (interprétation confortée par l'emploi du verbe « s'offrir à », le don (du corps, de la vie, la maternité, etc.), ou encore de l'installation d'un imaginaire propre à M.S. Laborieux et aux Antillais qu'elle représente, où la ville serait femme, sensualité, sacrifices, matrice, force créatrice (penser au fait que M.S. Laborieux sera celle qui s'entourera de femmes et d'enfants pour l'épauler dans sa création du quartier Texaco. Urbanité et féminité sont donc singulièrement liées). On retrouve également le balancement de phrase, poétique et antithétique, remarquable par l'emploi de la locution adverbiale « plutôt que », et amplifié car doublé d'une répétition de cette même locution. La virgule enfin donne son souffle à cette cadence de la phrase, placée entre deux alexandrins, tandis que les « plutôt que » en marquent la césure. L'antithèse provocante entre « rêver » et « se battre en douce » la vie d'une part, « vivre » et « suer » la vie d'autre part, offre une nouvelle catégorisation des hommes : ceux qui paressent, ceux qui travaillent. Cette répartition vient compléter, préciser la précédente : les talentueux et les incapables. L'auteur inscrit donc la ville dans une synthèse ces différences qu'elle réunit précisément en son sein, signifiant par là que l'En-ville est le lieu de toutes les rencontres, de tous les droits (d'être ou pas, de faire ou non) semble-t-il.

    Le texte fait ensuite l'inventaire de ces catégories : les « nègres affranchis et mulâtres à talents » tout d'abord, à l'intérieur de laquelle des femmes et des hommes, dont les différents métiers sont énumérés dans un effet d'accumulation qui permet à l'auteur d'accentuer l'effet catalogue. Ce procédé crée ainsi une attente chez le lecteur, celle d'une dénonciation, d'une attaque virulente contre le système et la pensée esclavagiste. Or, cette diatribe plus explicite se trouve effectivement dans notre passage et, de façon surprenante, plus précisément et majoritairement dans la note de bas de page, sur laquelle nous reviendrons en fin d'analyse. On notera d'une part dans les deux énumérations citées les échos sonores en –ères et en –iers venant accroître par la forme (effet de liste, de trop-plein) ce que dit le fond (catégorisation, anonymat, groupes avec négation de l'individu). D'autre part, aucun métier intellectuel n'est noté, conformément à l'image de l'homme noir véhiculée à cette époque.

    Sont ensuite mentionnés les « gros mulâtres », commerçants eux-mêmes en possession d'esclaves, catégorie regroupant ceux qui « revenaient des milices où ils avaient servi comme...» et ceux d'une « espéciale catégorie ». L'allusion aux premiers est l'occasion d'un effet de surprise derrière lequel on repère une intention satirique : le verbe « servir »n'est pas répété alors que les deux groupes nominaux ne se rapportent pas à lui de la même manière du tout (zeugma): dans un cas il s'agit d'une « utilisation » ludique du noir (lui faire jouer de la musique pour distraire les miliciens), dans l'autre d'une utilisation meurtrière (placé en premières lignes dans les combats pour protéger les miliciens). Or, la collision des deux sens autour d'un unique verbe accentue le caractère délateur des propos. Viennent ensuite les mulâtres d'une « espéciale catégorie ». Si le fait de porter des jabots et de fréquenter les casinos la nuit dénote un mode de vie calqué sur une certaine catégorie d'hommes blancs, ainsi qu'un désir manifeste chez ces mulâtres d'appartenir ou tout au moins d'être identifié à ce monde-là, l'ironie de l'auteur-narrateur est perceptible dans l'image d'un cou « planté raide », amplifiée par celle des « jabots craquants » et enfin dans la négation restrictive qui suit. Ces quelques mots suffisent à suggérer une légère dérision, qui n'est pas sans écorcher précisément l'image d'un mulâtre équivalent au blanc. On peut d'ailleurs ici s'interroger sur l'instance narrative qui assume cette ironie : s'agit-il d'un sourire railleur du père de M.S. Laborieux, d'elle-même qui témoigne, ou de l'auteur-narrateur qu'est Chamoiseau, l'oiseau de Cham ? Cette critique implicite était-elle déjà existante du temps du père de M.S Laborieux ou est-elle le produit d'une réflexion contemporaine sur l'esclavage et ses mentalités ? Qui se permet ainsi ce sourire ironique ? Ces interrogations ont également leur place dans la suite de l'analyse : « Ils revenaient tous d'un séjour merveilleux en cette bonne terre de France où la bestiole esclave redevenait humaine. Un béké à cœur faible les y avait emmenés ».

    La satire y est évidente, voltigeant d'un terme trop englobant à des antiphrases, en passant par l'utilisation de termes dévalorisants. Les réelles catégories à repérer ici sont en réalité celle des hommes considérés comme des bestioles (les esclaves) et celle des hommes considérés comme des êtres humains. Or, c'est le béké (créole, homme blanc né aux Antilles françaises) compatissant (antiphrase) qui décide du sort des uns et des autres, représentant « merveilleux » et sacré de la « bonne terre de France » (antiphrase) esclavagiste. La dérision souriante est donc prétexte à une critique beaucoup plus caustique. Par ailleurs, les différents métiers enseignés aux mulâtres lors d'un tel voyage sont inventoriés. Cette énumération permet de superposer les images du noir esclave, du mulâtre libre et celle du blanc dominant et savant. C'est grâce aux métiers appris en métropole que le mulâtre passe dans la catégorie de l'entre-deux : il n'est plus une bestiole esclave, il est un homme, mais pas un homme blanc tout de même. En effet, la mention des « ports de Nantes du Havre ou de Bordeaux » (énumération sans virgule qui permet de lister le nombre de ports négriers en seule métropole, leur donnant une force symbolique puissante par la force quantitative) empêche d'oublier de quoi il retourne, à savoir un contexte esclavagiste, et ce malgré les apparences : les savoirs-faire enseignés restent « bizarre » pour souligner l'étrangeté qui persiste (le mulâtre reste différent, autre) et il ne s'agit enfin que de « tâter » et de « démêler » les bases de ces métiers, non d'être acceptés et reconnus comme véritables professionnels. En outre, les Libres qui faisaient carrière ou fréquentaient le monde du jeu et de la prostitution « activaient leur cerveau d'une huile maligne ». Cette dernière expression peut s'entendre doublement : ce voyage les a-t-il rendus astucieux, ou s'est-il ancré en eux à la manière d'une tumeur nocive ?

    Enfin, « une dernière catégorie de Libres, juste entre les esclaves et les vieux crapauds ladres » est mentionnée. Ceux-là sont abîmés par la liberté : devenus mendiants, errants, affamés, plus ou moins traqués, ils s'évadent parfois dans les voyages en devenant marins... mais eux aussi deviennent des « zombis échoués». On notera que le style change quelque peu ici : d'énumérations souvent ironiques et satiriques, on passe au récit, à la mise en histoire rapide de ces hommes : il ne s'agit plus de prolonger les catégories, mais d'attirer la compassion du lecteur pour des vies paradoxalement abîmées par et dans la liberté. Le récit maintenant se déroule : « ils finissaient de... ; jusqu'à ce qu'un jour ... ; Souvent, deux-trois partaient... ; Ils revenaient... ». Avec cette conclusion poétique et imagée : « Fils du monde mais hors de tout, à moitié transparents, ils flottaient dans la ville, raides, fixes, sans passé », qui évoque de nouveau, mais sur un autre mode, des hommes ostracisés, entre plusieurs mondes (cadre spatial), entre plusieurs époques (cadre temporel). La langue se fait ici poésie dans le choix des mots : la pêche est « érigée » en métier, on s'en va « au grand large piéger les poissons blancs », on part « marins au vertige du tout-monde », [voir] d'autres cieux, [respirer] d'autres vents, on « [revient] tellement confus de vérités qu'un désarroi... ».

    Or, cette poésie finale est le reflet d'une réflexion et d'un usage de la langue particulier dans cette œuvre. Qu'il s'agisse d'un « français créolisé » comme on le qualifie parfois, ou d'un français « non pas créolisé (aucun Martiniquais ne parle comme ça) mais chamoisisé »[6], le métissage est là. L'absence ou l'ajout de déterminant (« c'était bel horizon », « sans un trop de problème ») ainsi que l'emploi nominal d'infinitifs (« les écheveaux du droit, du lire et de l'écrire) a un effet poétique voire universalisant. Ce français enrichi se rapproche de l'apostrophe incantatoire, tout en suggérant l'étrangeté toujours (de l'homme de couleur dans le monde blanc, ou dans le monde tout court). Les mots sont employés de façon inhabituelle (Les femmes sont « marchandes d'et-caetera »), presque proverbiale. Le lexique français est modifié (« d'une espéciale catégorie »), mêlé aux sonorités et expressions créoles, (« les zabitans », « sans même un tac de sel », « le ciaque oblique ») ; les pléonasmes se font en créant des échos entre le français et le créole (« des charges à hauts chapeaux bizbonm », c'est-à-dire « à hauts chapeaux hauts de forme), et certaines prépositions sont parfois omises (dormaient dessous des ajoupas »).

    Cette impression d'étrangeté langagière, poétique, culmine à la fin de notre passage, par la parole rapportée du père de M.S Laborieux dans son Cahier n°7 : ici le créole se mêle au français jusqu'à ce que la dialectique de l'écrit et de la parole soit à son apogée : il s'agit bien d'une écriture créole au sens où l'entendent Bernabé, Chamoiseau et Confiant dans l' Éloge de la créolité : être « en quête d'une pensée plus fertile, d'une expression plus juste et d'une esthétique plus vraie ». Ainsi, la parole rapportée use de l'inversion des syllabes « Phiso Rima », qui évoque un parler argotique. Celui-ci est accolé à une certaine poésie hypocoristique au travers d'une métaphore « mon petit vent dans les chaleurs » pour signifier l'affection du père pour sa fille, le bien-être ou le souffle qu'elle lui apporte, que l'on retrouver dans le lyrique « Ô doudouce ». Les Libres deviennent « les liberteux », « l'En-ville » réfère à Saint-Pierre, créant un imaginaire dichotomique opposant ce qui serait dans la ville à ce qui serait à l'extérieur. Les « grands nègres marrons » évoquent évidemment l'histoire des esclaves échappés des plantations. La syntaxe est bouleversée : « rien n'était même pareil » (pléonasme), « c'est quoi-est-ce ? » (mélange des formes interrogatives orale et écrite). Ces désordres syntaxiques ont une portée poétique, rythmant les phrases d'une façon inattendue, et provoquent la réflexion sur des termes particulièrement mis en valeur du fait de leur position étonnante. « Une manière d'être en liberté sans avoir choisi le sens vrai du chemin, son nord ou bien son sud » : ici l'adjectif « vrai » est d'autant plus fort qu'il est placé derrière le nom qu'il qualifie, quand on l'aurait attendu devant. Le « chemin » acquiert de ce fait une valeur symbolique : un parcours spirituel, un parcours de vie, d'où la métaphore suivante avec les points cardinaux pour évoquer des hommes perdus dans et par leur liberté donnée de l'extérieur. De l'extérieur, puisque c'est le sens de la métaphore filée du chemin : « la roche qui va dans la pente qu'on lui met ».

    La liberté est le terme clé, mise en exergue par les répétitions, l'usage de l'italique renforcé par l'adversatif « mais » qui débute la phrase et son interrogation finale, ainsi que par l'absence de déterminant et la reprise anaphorique avec le présentatif : « liberté vraie, c'est... ». Les doutes assaillent le conteur et le lecteur avec la répétition d'un « peut-être » doublé de points de suspension à deux reprises. Finalement, la liberté de ces hommes ne se définit pour eux, et c'est peut-être là leur erreur, suggère le texte, que par rapport à cet En-ville : à l'intérieur ou non, « en ville ou en campagne », libre en ville, ou nègre marron.

    Enfin, ce français revivifié s'épanouit dans la dénonciation qui est faite d'une époque et d'une mentalité. Le passage le plus délateur se trouve être la note de bas de page concernant les « nègres affranchis ». Cette longue note n'est composée que de quatre phrases, et principalement d'une première très longue. Cette dernière est une vaste énumération qui, sous prétexte de préciser les motifs pour lesquels un noir pouvait à l'époque être affranchi, donne un aperçu de la vie en tant qu'esclave. Il s'agissait de faire don de leur vie à leurs maîtres blancs, d'une certitude que l'homme blanc et sa famille, ainsi que ses biens, avaient plus de valeurs que le noir esclave, et que les nègres marrons mêmes. Les esclaves risquaient leur vie régulièrement pour sauver celle des maîtres, que ce soit lors d'accidents (incendie, noyade), d'attaques blanches (« les angliches et pangnoles ») ou noires (les nègres marrons). Ils mettaient au monde des enfants voués à l'esclavage dès la naissance, don gratuit d'une future main d'œuvre gratuite. Cette longue énumération permet de pointer du doigt le fait que l'homme blanc contrôlait aussi bien l'homme noir dans l'esclavage que dans sa liberté à l'origine de laquelle il était. Ce qui rappelle la réflexion du père de M.S. Laborieux évoquée plus haut sur l'importance du « choix » qui n'a pas précédé cette liberté nouvelle. Enfin sont évoqués les Libres qui se sont rachetés eux-mêmes grâce à un métier plus ou moins lucratif, les Libres par mariage, et enfin ceux que la couleur de leur peau a libérés : les mulâtres trop blancs pour être esclaves sans provoquer une gêne incommensurable chez les maîtres. On notera les néologismes : « bitation », « angliches et pangnoles », « mille sept cent cinquante douze treize manières », les tournures nouvelles « sans blesse », « précipiter en angoisse », les usages nouveaux de mots courants « une longue théorie de marmaille ». Cette note de bas de page étonne donc par sa longueur et sa densité : elle est un texte à part entière, qui vient faire écho, qui vient compléter le récit du Marqueur de parole ainsi que celui du cahier de M.S.Laborieux. Différents niveaux de narration se superposent et se multiplient, référant les uns aux autres dans un tourbillon linguistique extraordinairement maîtrisé. A l'origine est la parole du père, dont la forme orale extrême est rapportée le plus fidèlement possible par M.S.Laborieux, à l'écrit (paradoxalement) dans ses cahiers. Ce récit est dans notre passage rapporté dans un français moins créole mais oralement (nouveau paradoxe) à l'auteur-narrateur. Cette « oralité » enfin n'est autre que le texte que le Marqueur de paroles écrit pour nous lecteur. Au sein même de ces différents niveaux de narration et de langage, le texte lui-même se multiplie et se fragmente, entre narration, notes prolixes et cahiers. La parole et l'écriture sont donc l'objet d'une mise en scène extrêmement travaillée dans tout l'extrait étudié, au service d'une description souvent acerbe de l'époque esclavagiste.

Clémentine CAPLAT

 

 

 

 

1.
Antilla, n° 11, déc. 1988-janv. 1989. 
2.
In P. Brasseur, D. Véronique (ed.), Mondes créoles et francophones, Mélanges offerts à Robert Chaudenson, Paris, L'Harmattan. http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/35/62/11/PDF/Hommage_Chaudenson_-_van_den_avenne.pdf.  
3.
Dominique CHANCÉ (dossier / entretien / enquête avec ˜), Littérature antillaise, propos recueillis par Gladys Lepasteur, le 09/05/2003. http://www.rfo.fr/articles/Dominique%20Chance.html. 
4.
François Laplantine, Alexis Nouss, Métissages de Arcimboldo à Zombi, Éditions Pauvert, Arthème Fayard, 2001, p. 470-472. 
5.
5p. 26 et 30. 
6.
Milan KUNDERA, « Beau comme une rencontre multiple », L'Infini, n° 34, pp. 51-62.