Rousseau établit la nullité logique et juridique de toute convention de renoncement à la liberté, tant pour les individus que pour les peuples

 

   Toute l'œuvre de Rousseau (1712-1778) peut être lue comme un combat contre les différentes formes d'aliénation de l'existence humaine. Il n'est donc pas étonnant de trouver sous sa plume la condamnation la plus radicale et la plus explicite du droit d'esclavage. Pour la première fois un penseur affirme que les termes d'esclavage et de droit sont incompatibles. Pour la première fois la condamnation est formulée en termes de droits de l'homme. Et pourtant les références à l'esclavage colonial sont rarissimes chez lui, et quand elles existent elles laissent le lecteur pour le moins perplexe devant les préjugés qu'elles véhiculent sur les Noirs. On ne trouve pas non plus chez lui de prise en compte de l'histoire de l'esclavage depuis l'Antiquité, en particulier tel qu'il nous est transmis dans le droit romain. Il semble qu'il en ait eu à un moment le projet pour le contrat social mais l'ouvrage n'en porte finalement aucune trace. Il ne traite en fait de la question qu'à travers la version contractualiste qu'en donnent les penseurs modernes du droit naturel (en particulier Grotius et Pufendorf), ainsi que Hobbes : c'est sur eux qu'il concentre ses attaques (contrairement à Montesquieu qui, lui, ne réfute sérieusement que les jurisconsultes romains). Autant dire que l'esclavage l'intéresse d'abord comme métaphore de l'aliénation politique. Sa cible n'est pas tant l'esclavage lui-même qu'une modalité illégitime de fondation du pouvoir politique : le rapport maître esclave est analogue au rapport tyran peuple. En témoigne la place du chapitre VI précisément intitulé « de l'esclavage » dans l'économie du livre I du Contrat Social. Rousseau cherche à établir ce qui peut rendre un pouvoir légitime ; il a déjà rejeté toute fondation par la nature (récusant au passage l'idée aristotélicienne qu'il puisse exister des esclaves par nature), et par la force. Reste la convention, ou le contrat, seul fondement légitime du pouvoir. Mais avant d'exposer sa conception du contrat, Rousseau attaque la forme qu'il prend chez les jusnaturalistes et chez Hobbes. Le titre du chapitre est polémique et vise à destituer l'idée même d'un pacte de soumission, en le définissant comme esclavage. D'où l'absence de distinction entre esclavage civil et esclavage politique. Dans la première partie du chapitre, dont le premier texte présenté ici est extrait, il récuse radicalement l'idée même de soumission volontaire ; celle-ci est dénuée de sens aussi bien logique que moral ou juridique car la liberté est inaliénable. La deuxième partie du chapitre s'intéresse au prétendu droit fondé sur la guerre ou la conquête.

    Le droit romain en faisait une source de l'esclavage, mais Rousseau s'attaque à sa transformation par les juristes du droit naturel qui affirment que la même convention qui met fin à l'état de guerre place le vaincu sous l'autorité légitime et absolue du vainqueur. Une telle conception est selon lui absurde : la convention qui met fin à la guerre supprime en même temps le droit de tuer le vaincu ; dès lors le vainqueur n'est plus en position de lui proposer la vie sauve en échange de sa liberté. A supposer que le vainqueur conserve le droit de tuer après sa victoire, cela signifierait tout simplement que l'état de guerre se maintiendrait, et toute éventuelle convention de soumission ne serait alors qu'une modalité de sa perpétuation ne créant aucun droit ni aucun devoir. Le second extrait illustre cette argumentation à double ressort.

    L'antiesclavagisme de principe de Rousseau qui éclate dans ce chapitre VI a cependant quelque chose d'insatisfaisant relativement à l'esclavage réel des colonies. En effet à quel cas de figure correspond-il dans l'argumentation de Rousseau ? Il ne s'agit pas d'esclavage volontaire, et les conditions de la capture en Afrique ne correspondent pas à la guerre inter étatique à laquelle on met fin par convention. Reste donc l'état de guerre continué sous couvert de convention implicite. Mais alors cette convention outre son absence de valeur juridique suppose une certaine lâcheté de la part de celui, individu ou peuple, qui renonce à sa liberté. Le système de pensée de Rousseau est tel que l'esclave ne peut guère trouver grâce à ses yeux ; en dernière instance c'est lui-même qui s'est dépouillé de son humanité. A y bien regarder Rousseau ne condamne pas seulement l'esclavage mais aussi les esclaves. Il peut ainsi écrire au chapitre II « la force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués » ; ou encore dans la Nouvelle Héloïse par le truchement de Saint Preux : « J'ai vu ces vastes et malheureuses contrées qui ne semblent destinées qu'à couvrir la terre de troupeaux d'esclaves. A leur vil aspect j'ai détourné les yeux de dédain, d'horreur et de pitié, et voyant la quatrième partie de mes semblables changés en bêtes pour le service des autres, j'ai gémi d'être homme ». Ici de toute évidence Rousseau-Saint-Preux a honte d'appartenir à une espèce capable de traiter ainsi certains de ses membres, mais aussi d'avoir comme « semblables » des hommes capables de se laisser dégrader. De ces hommes il préfère détourner le regard, et sur les abominations coloniales garder le silence.

 

Vincent GREGOIRE