Peut-on sans contradiction condamner l'idée d'un esclavage par nature tout en se réclamant de l'autorité d'Aristote ? L'exemple de Francisco Vitoria

   

    Ce texte de Francisco Vitoria est extrait des Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre prononcées à Salamanque en 1639. Ces deux leçons constituent l'un des sommets de la grande scolastique du siècle d'or espagnol dont l'école de Salamanque fut la matrice. Elles font date car elles forment la première réflexion synthétique aboutie sur le sens et la légitimité de la conquête du Nouveau Monde par les Espagnols. Renouvelant la doctrine thomiste du droit naturel, Vitoria condamne clairement et courageusement la guerre faite aux Indiens lorsqu'elle est injuste, la spoliation de leurs biens et de leurs terres, et leur réduction en esclavage. Pour autant il serait faux de voir en lui le premier anticolonialiste : déduisant du droit naturel un droit universel de circulation et d'installation, de commerce et de prédication (en relation avec la mission de propagation de la foi chrétienne confiée par le pape aux Espagnols et aux Portugais en 1493), il en vient à considérer toute forme de résistance des Indiens contre ces pratiques comme illégitime et justifiant l'usage de la force et la spoliation. Au bout du compte, à travers le maintien de la notion médiévale de guerre juste, il entérine le fait colonial. Le texte ici proposé intervient à la fin de la deuxième partie qui examine les titres illégitimes de la conquête. Après avoir montré que les Indiens ont la propriété tant publique que privée de leurs biens, il termine en réfutant l'idée selon laquelle leur infériorité en matière d'usage de la raison en ferait des esclaves par nature. Or l'idée d'esclavage par nature fut semble-t-il défendue par Aristote ; Vitoria juge donc nécessaire pour ne pas se mettre en porte à faux avec l'autorité de ce dernier d'en proposer l'interprétation qui suit.

    L'interprétation du texte d'Aristote proposé en annexe est considérée par tous les commentateurs comme très difficile. Aristote après avoir dans les chapitre précédents défini ce qu'est un esclave (celui qui par nature ne s'appartient pas et qui peut donc être l'instrument d'un autre) et établi qu'il existe des hommes qui correspondent à ce concept, en vient à examiner la légitimité de l'institution, témoignant par là de l'existence d'un débat important sur la question chez ses contemporains. Il s'agit pour lui de défendre la légitimité de l'esclavage contre les différentes critiques dont il fait l'objet. Notons qu'il disqualifie a priori et sans discussion toute conception qui refuserait de voir dans la vertu ou l'excellence la source d'un droit d'asservir (nous sommes là aux antipodes de la pensée moderne). Restent deux thèses opposées : celle qui considère comme juste la réduction en esclavage des hommes naturellement esclaves (esclavage selon la nature) et celle qui considère comme juste la réduction en esclavage des captifs de guerre (esclavage selon la loi). Le présupposé commun de ces deux thèses est que la supériorité en vertu donne un droit d'asservir. La divergence porte sur la conception de la vertu : bienveillance (la servitude est à l'avantage du maître et de l'esclave) ou exercice de la force (la servitude est l'institutionnalisation d'un rapport de force).

Vincent GREGOIRE