Montesquieu réfute les différentes justifications de l'esclavage et prône le droit des esclaves à l'insurrection

 

     Le rapport de la pensée de Montesquieu (1689-1755) à la question de l'esclavage a fait l'objet des lectures les plus opposées, les uns stigmatisant son acceptation de l'esclavage dans certaines contrées au nom de la théorie des climats, les autres idéalisant le penseur qui le premier a déclaré l'esclavage en contradiction avec les principes du droit naturel. Une chose est sûre : Montesquieu n'a jamais éludé ou contourné la question qui fut toujours pour lui une préoccupation centrale tant dans son approche empirique des différentes sociétés (et ce dès les Lettres persanes) que dans sa réflexion sur les principes (dès les Pensées). Lire Montesquieu suppose d'abord de savoir faire la part entre ces deux plans, la description et l'explication de ce qui est, et la réflexion sur ce qui doit être. Il est vrai qu'il y a une singularité dans sa forme d'exposition et donc une difficulté de lecture attachée à ses textes, en particulier L'Esprit des lois (1748); ainsi cet ouvrage se présente sous une forme discontinue dans le ton et dans le contenu (et ce entre les différents livres mais aussi à l'intérieur de chaque livre) et où l'ordre et les relations qui relient les idées sont souvent cachés. Le fameux livre XV sur l'esclavage en témoigne puisqu'on y lit d'emblée que l'esclavage est contraire au droit naturel et même au droit civil. Montesquieu s'attaque aux différentes justifications de l'esclavage : il réfute d'abord de manière très serrée et efficace les trois raisons possibles qui selon les jurisconsultes romains peuvent faire d'un homme un esclave : la guerre, la vente, la naissance. Le ton est « sérieux » malgré quelques traits d'ironie. Il s'en prend ensuite successivement aux justifications qui invoquent l'inégalité culturelle, les nécessités de la religion, et l'inégalité raciale : il ne leur fait pas l'honneur d'une réfutation logique mais marque son mépris voire son indignation par une ironie de plus en plus forte jusqu'au texte sur l'esclavage des nègres. Il y a une unité d'intention dans ces chapitres (contre la légitimation de l'esclavage) et un ordre qui va de la réfutation argumentée à la ridiculisation par l'ironie en fonction de la valeur décroissante des arguments combattus. La place du chapitre V sur l'esclavage des nègres dans cette économie, destitue complètement toute lecture au premier degré du propos de Montesquieu, et montre bien au contraire que selon lui l'invocation de l'inégalité raciale ne mérite même pas d'être traitée comme un argument à réfuter. Il s'inscrit par là pleinement dans le combat des Lumières contre le préjugé.

    La force de cette ironie associée à quelques énoncés condamnant de manière transparente et explicite l'esclavage, font de cet ensemble de chapitres un réquisitoire anti-esclavagiste. Comment alors comprendre les chapitres suivants qui à leur tour forment un ensemble s'ouvrant sur un « Il est temps de chercher la vraie origine du droit de l'esclavage » (Ch. VI). Les réfutations antérieures n'auraient-elles été qu'une espèce de doute méthodique précédant la mise au jour du véritable fondement de l'esclavage. On trouve dans ces chapitres une typologie des formes d'esclavage qui lui permet de dénoncer des abus et de mettre en garde contre des dangers. Le présupposé de telles analyses et mises en garde est qu'un esclavage bien tempéré est possible. Quelle peut donc en être l'origine ? Deux réponses sont possibles : le despotisme et le climat. Le despotisme, détruisant la liberté politique enlève tout prix à la liberté civile ; cette dernière n'ayant plus de valeur, sa perte est insensible et peut même parfois procurer certains avantages. L'explication ici n'a rien d'une légitimation puisque le despotisme lui-même est un mal absolu qu'il faut combattre. Il est par ailleurs intéressant de noter la distinction entre esclavage politique et esclavage civil qui est souvent absente ou du moins problématique chez beaucoup de penseurs politiques modernes (à commencer par Hobbes et Rousseau). L'explication par le climat suggère que si l'esclavage est inutile en Europe il se pourrait bien qu'il soit nécessaire dans d'autres contrées. La nécessité invoquée ici est d'ordre économique : cette idée de l'esclavage comme un mal certes mais nécessaire connaîtra une grande fortune dans les décennies suivantes, avec en arrière plan le problème du lien entre la raison morale et la raison instrumentale. Une autre position consistera à penser (avec les physiocrates et en particulier Dupont de Nemours) qu'elles se rejoignent et que la morale comme l'intérêt plaident pour la suppression de l'esclavage. Certains enfin à l'instar de Robespierre et de son fameux « périssent les colonies plutôt qu'un principe » (formule qu'on lui attribue pour synthétiser sa position dans les débats de mai 1791 à la Constituante) feront le choix des principes contre les intérêts. Montesquieu a l'honnêteté d'assumer la contradiction : « comme tous les hommes naissent égaux il faut dire que l'esclavage est contre la nature, quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison naturelle » (chap. VII). Il va jusqu'à prescrire certains conseils de réglementation dont le contenu, sans qu'il en soit jamais question explicitement, n'est pas sans évoquer le code noir.

    A côté de cela il envisage néanmoins sur le modèle de ce qui s'est passé dans les mines de basse Allemagne et de Hongrie, la possibilité de généraliser le travail libre y compris aux colonies, mais il précise « je ne sais si c'est l'esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci (chap. VIII). Cela n'en fait pas pour autant, loin s'en faut, un abolitionniste. On lit dans le livre XXI : « Nos colonies des Antilles sont admirables ; elles ont des objets de commerce que nous n'avons ni ne pouvons avoir ; elles manquent de ce qui fait l'objet du nôtre » (XXI, 21), ou encore « enfin la navigation d'Afrique devint nécessaire ; elle fournissait des hommes pour le travail des mines et des terres de l'Amérique ». Nous ne sommes plus dans une perspective normative mais dans l'appréciation de la cohérence et de l'efficacité d'un système, en l'occurrence celui qui relie les colonies à la métropole à travers la traite et l'Exclusive. L'adjectif « admirable » n'implique pas un assentiment mais plutôt la reconnaissance intellectuelle de cette cohérence et de cette efficacité. A moins de supposer Montesquieu capable de se contredire grossièrement à six livres d'intervalle, lui qui affirmait qu'il fallait « approuver ou [...] condamner le livre entier et non seulement quelques phrases », force est d'admettre que la prise en considération de l'esclavage se fait sur des plans différents et dont il accepte le caractère inconciliable, en tout cas à court terme. D'où ce paradoxe d'un penseur anti esclavagiste sans pour autant être abolitionniste. L'intérêt du premier texte présenté ici est de montrer que dès les Pensées de 1720 Montesquieu affirme le caractère illégitime de l'esclavage, allant jusqu'à justifier l'usage de la violence pour le refuser. Le marronnage et l'insurrection sont donc légitimes. La référence à Spartacus pour historique qu'elle soit n'en sonne pas moins comme un avertissement aux tenants du système des colonies, souligné par le « Malheur à... ». L'argumentation contre les justifications de l'esclavage par le droit romain est déjà celle qui sera reprise et développée par la suite dans le livre XV de l' Esprit des lois, ce qui montre assez la permanence du souci de Montesquieu pour cette question. Le second texte extrait de ce chapitre XV développe l'argumentation contre l'idée que l'on puisse vendre sa liberté (notons que Montesquieu prétend réfuter une disposition du droit romain qui en réalité ne se trouve pas dans ce dernier ; sa vision est sans doute faussée par les lectures contractualistes de l'esclavage qui avaient fleuri au XVIIe siècle). Le caractère inaliénable de la liberté y est affirmé à cette restriction près que cela vaut pour le citoyen. Montesquieu ne parle pas encore en termes de droits de l'homme. Le troisième texte sur l'esclavage des nègres est célébrissime et doit être lu avec une conscience claire de sa place (indiquée plus haut) dans l'économie du livre XV, pour que la force et l'évidence de son ironie ressortent pleinement.

Vincent GREGOIRE