Montesquieu réfute les différentes justifications de l'esclavage et prône le droit des esclaves à l'insurrection

    L'esclavage est contre le Droit naturel, par lequel tous les hommes naissent libres et indépendants.

    Il n'y a que deux sortes de dépendances qui ne lui soient pas contraires : celle des enfants envers leurs pères ; celles des citoyens envers les magistrats : car, comme l'anarchie est contraire au Droit naturel, le Genre humain ne pouvant subsister par elle, il faut bien que la puissance des magistrats, qui est opposée à l'anarchie, y soit conforme.

    Pour le droit des maîtres, il n'est point légitime, parce qu'il ne peut avoir eu une cause légitime.

    Les Romains admettaient trois manières d'établir la servitude, toutes aussi injustes les unes que les autres.

    La première, lorsqu'un homme libre se vendait lui-même. Mais qui ne voit qu'un contrat civil ne saurait déroger auDroit naturel, par lequel les hommes sont aussi essentiellement libres que raisonnables ?

    La seconde, lorsqu'un homme était pris dans la guerre : car, disaient-ils, comme il était libre au vainqueur de le tuer, il lui a été libre de le faire esclave. Mais il est faux qu'il soit permis, dans la guerre même, de tuer, que dans le cas de nécessité ; mais dès qu'un homme en fait un autre esclave, on ne peut pas dire qu'il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu'il ne l'a pas fait.

    Tout le droit que la guerre peut donner sur les captifs est de s'assurer tellement de leur personne qu'ils ne puissent plus nuire au vainqueur.

Nous regardons comme des assassinats les meurtres faits de sang froid par les soldats après la chaleur de l'action.

    La troisième manière était la naissance. Celle-ci tombe avec les deux autres : car, si un homme n'a pu se vendre, encore moins a-t-il pu vendre son fils, qui n'était pas né ; si un prisonnier de guerre ne peut pas être réduit à l'esclavage, encore moins ses enfants.

    La raison pour quoi la mort d'un criminel est une chose licite, c'est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joui de la loi qui le condamne : elle lui a conservé la vie à tous les instants. Il ne peut donc pas réclamer contre elle. Il n'en est pas de même de l'esclave : la loi de son esclavage n'a jamais pu lui être utile. Elle est dans tous les cas contre lui, sans jamais être pour lui : ce qui est contre le principe fondamental de toutes les sociétés.

    Que si l'on dit qu'elle a pu lui être utile, parce que le maître lui a donné la nourriture, il faudrait donc réduire l'esclavage aux personnes incapables de gagner leur vie. Mais on ne veut point de ces sortes d'esclaves-là.

    Un esclave peut donc se rendre libre ; il lui est permis de fuir. Comme il n'est point de la société, les lois civiles ne le concernent point.

     En vain, les lois civiles forment des chaînes ; la loi naturelle les rompra toujours.

    Ce droit de vie et de mort, ce droit de s'emparer de tous les biens qu'un esclave peut acquérir, ces droits si barbares et si odieux, ne sont point nécessaires pour la conservation du Genre humain ; ils sont donc injustes.

    Condamner à l'esclavage un homme né d'une certaine femme est une chose aussi injuste que la loi des Egyptiens qui condamnait à mort tous les hommes roux ; injuste en ce qu'elle était défavorable à un certain nombre de gens sans pouvoir leur être utile.

    Et comment a-t-on pu penser ôter à un père la propriété de ses enfants et aux enfants la propriété de leur père ?

    La guerre de Spartacus était la plus légitime qui ait jamais été entreprise.

    Malheur à ceux qui font des lois que l'on peut violer sans crime.



 


Source : MONTESQUIEU, Mes pensées, XXI, 1720