Le pouvoir despotique du maître peut il être légitimé par une convention motivée par la crainte ?

 

     On chercherait en vain chez Hobbes (1588-1679) une prise en compte explicite de l'esclavage colonial pour en questionner la légitimité. Ses seules références au nouveau monde visent à illustrer la notion d'état de nature, désignant d'ailleurs tantôt par là le mode vie pré-étatique des Indiens et tantôt le mode de vie des Européens lorsque du fait de l'éloignement ils se sentent déliés de leur subordination au pouvoir souverain. Reste que sa pensée, entièrement tendue vers la production d'une définition de l'Etat à partir de sa génération, s'appuie sur des prémisses résolument antiesclavagistes : à l'état de nature les individus sont égaux et c'est précisément pour cela que l'état de nature est un état de guerre de chacun contre chacun ; si tel n'était pas le cas un rapport de domination des forts sur les faibles s'instaurerait sans contestation et pacifiquement. Or la paix doit être construite et cette exigence est à l'origine de cet être totalement artificiel qu'est l'Etat ; celui-ci présuppose donc l'égalité. Par ailleurs, Hobbes affirme le caractère inaliénable de la libre disposition de sa vie et de son corps pour chaque individu. Ce droit est même la cause finale de l'Etat. Il est donc possible d'affirmer qu'avec Hobbes la pensée politique moderne établit définitivement l'incompatibilité d'essence entre l'Etat et l'esclavage. L'Etat ne connaît que des sujets et un sujet ne saurait être en même temps esclave.

    Mais pourtant c'est bien par un pacte de soumission sans réserve, par transfert intégral de leur droit, par abandon de leur puissance d'agir selon leur volonté, que les individus entrent dans l'ordre étatique doté de puissance souveraine. Le modèle servile, loin d'être étranger au corps politique ne le traverse-t-il pas au contraire de part en part comme le soutiennent les détracteurs de Hobbes ? Le texte ici proposé permet d'aborder cette question dans toute sa complexité. Il faut d'abord veiller à ne pas en réduire la portée : il est en effet situé dans le chapitre 20 sur l'autorité paternelle et l'autorité despotique en tant qu'elles servent de modèle pour penser les Etats d'acquisition. Or Hobbes distingue les Etats d'acquisition et les Etats d'institution ; dans le premier cas les hommes s'assujettissent eux-mêmes à celui dont ils ont peur ; dans le second ils choisissent un souverain par peur les uns des autres et non de celui qu'ils instituent. Pour autant la soumission y est-elle d'une autre nature ? Dans les deux cas il y a peur et convention de soumission qui garantit la vie et la liberté de corps. Et c'est cette garantie qui distingue le serviteur (ou le sujet ?) de l'esclave à proprement parler, c'est-à-dire le captif enchaîné : à en croire le texte celui-ci n'est tenu à rien ; il est hors société et donc sa simple existence perpétue l'état de guerre. Autrement dit, encore une fois, pas d'Etat avec des esclaves. De là une double question : cette différence entre le serviteur et l'esclave est-elle pertinente (et l'on sait que Rousseau s'emploiera à démontrer la caducité de tout pacte de soumission, opposant le citoyen au sujet dès lors assimilé, au moins métaphoriquement, à l'esclave). D'autre part, si l'esclavage colonial illustre le cas envisagé par Hobbes du captif dans les fers, et si par ailleurs force est de constater qu'il s'agit bien d'une institution engageant l'appareil d'Etat par delà la relation maître-esclave, ne doit-on pas alors admettre que la doctrine de Hobbes (et à travers elle la théorie moderne de la souveraineté) ne peut tout simplement pas le penser ?

Vincent GREGOIRE