Un exemple d'itinéraire de traite au départ de La Rochelle, 1695-1697  

  Ce tableau réalisé d'après un journal de voyage d'une expédition rochelaise conduite entre 1795 et 1797 permet d'apprécier la manière dont la traite négrière française se met en place progressivement à la fin du XVIIe s. dans un contexte de forte concurrence entre puissances européennes. Il permet de faire saisir aux élèves la durée du voyage, la complexité de la route suivie, la pluralité des motifs de ce voyage et la très forte mortalité des esclaves au cours de cette expédition.

    Ce voyage nous est connu par le journal de bord rédigé, dans sa version manuscrite, par le chevalier de Torcy et dans sa version éditoriale par un certain sieur Froger. Ce manuscrit de 196 pages fait partie d'une série de journaux de bord conservés aux Archives nationales. Un journal de bord est alors avant tout un document administratif que les fonctionnaires du roi sur les vaisseaux de la flotte se doivent de remplir tout au long de leurs voyages : y sont mentionnés les conditions météorologiques, les rencontres plus ou moins belliqueuses d'autres navires, les menus incidents qui émaillent la vie à bord, le descriptif des escales etc.

    Celui-ci, qui décrit un voyage de près de deux ans tout au long du littoral atlantique, de l'Afrique à l'Amérique du sud, est atypique, singulier : loin d'être purement administratif comme le sont tous les autres journaux conservés dans le même fonds, il s'agit d'un récit vivant, personnel, illustré d'une vingtaine de gravures.

    L'auteur ? Le sieur de Torcy dont on ne sait pas grand chose si ce n'est ce qu'il dit de lui-même à la fin de son récit : qu'il est chevalier et garde marine à Rochefort en 1697, c'est à dire après le retour de l'escadre au bercail.

    Ce manuscrit est édité plus ou moins en l'état dès 1698 par un nommé François Froger [1] qui se dit ingénieur du roi sur l'un des vaisseaux de l'escadre, mais dont on ne trouve pas trace sur le manuscrit initial signé du chevalier de Torcy.

    De nombreuses éditions se succèdent à Paris (1699 et 1700), Amsterdam (1699), Lyon (1702), Londres (1745), et sans doute d'autres. De ces éditions, un certain nombre d'exemplaires sont parvenus jusqu'à nous, conservés dans les fonds anciens des bibliothèques, ou encore en vente dans des librairies spécialisées.

     Succès immédiat, ce récit se retrouve dans nombre de bibliothèques privées au XVIIIe siècle. Ce voyage est également mentionné par Jacques François Artur médecin du roi à Cayenne (1736-1771) dans son Histoire des colonies françaises de la Guyane [2]. La correspondance officielle du gouverneur de la Guyane Pierre de Ferrolle confirme les données du journal de bord.

    « Le sieur de Gennes qui a relâché ici pour faire du bois et de l'eau. [...] Monsieur de Gennes a fait vendre ici environ quarante noirs à 500 livres pièces. [...] La plupart des pauvres habitants qui depuis longtemps gardent 3 à 400 livres pour un Nègre n'en sauront avoir à un si haut prix » [3].

     En 1695, lorsque l'escadre part pour ce voyage de deux ans, la France est en guerre contre l'Angleterre depuis près de sept années. Il s'agit de la guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688 - 1697) dont l'enjeu n'est pas uniquement européen, mais concerne également le contrôle des colonies américaines. De nombreuses puissances européennes possèdent des territoires coloniaux.

Métropoles et colonies

 France  Angleterre  Hollande  Espagne  Portugal
 Guyane
Saint Domingue
Guadeloupe
Martinique
Québec
Louisiane
 Amérique du Nord (Est)
Canada
Guyane
Jamaïque
Guyane
Curaçao 
 Amérique centrale
Cuba
Saint Domingue
Amérique du sud
Brésil
Guyane 



    La composition de l'escadre montre qu'il s'agit bien d'un acte de guerre : un vaisseau et deux frégates armées de 104 canons ; une corvette et deux « bâtiments de charge » - des flûtes - également armées de 22 canons. L'objectif commercial n'est, cependant, pas loin ainsi qu'en témoigne la présence de ces dernières.

    La lutte pour le contrôle colonial du continent américain ainsi que pour les lieux de traite du littoral africain est pour une part importante des nombreux conflits européens (40 années de guerre entre 1672 et 1763).

    La prise du fort Saint Jacques dans l'estuaire de la Gambie après deux mois de voyage est très largement décrite dans le récit (ce qui a sans doute contribué aux nombreuses éditions de ce texte pendant tout le XVIIIe siècle) : il s'agit d'un épisode victorieux et dont le bénéfice est souligné comme considérable. Le journal de voyage mentionne également à plusieurs reprises des épisodes de guerre de course contre les Anglais.

   Si la traite n'est pas l'objet principal de ce voyage, elle reste cependant présente en arrière plan. La France commence à entrer dans la traite négrière que la Grande Bretagne a développé dès la seconde moitié du XVIIe siècle, la traite française quant à elle ne prend son essor qu'après 1700 [4].

    Sur ces trois années 1695-1697, les archives témoignent de 168 voyages de traite négrière transatlantiques dont près de 46% sous drapeau portugais et près de 42% sous drapeau britannique [5] . La France quant à elle n'en compte que 4 (dont celui de l'escadre étudiée), soit un peu plus de 2%.
Voyages négriers transatlantiques 1695-1697

                                                                                   Voyages négriers transatlantiques 1695-1697

Pays

Nombre de voyages

Taux de mortalité des esclaves « embarqués »
Portugal 77 14.5
Grande Bretagne 70 15.5
Hollande 10 ?
Danemark 7 ?
France 4 49.7
Espagne 0 0
TOTAL 168  



    Le taux de mortalité des esclaves pendant la traversée est plus élevé au XVIIe s. qu'au siècle suivant : de plus de 30% en moyenne, il passe en dessous de 15% au XVIIIe s., tous pays négriers confondus [6] . Les bateaux négriers ne sont pas alors conçus spécifiquement pour le trafic négrier, ce qui augmente encore effroyablement la mortalité des esclaves pendant la traversée.

Si Nantes est dès la fin du XVIIe siècle le principal port négrier français, Bordeaux, La Rochelle, Le Havre, Saint-Malo assurent également une part du trafic négrier. Cependant celui-ci se développe surtout au XVIIIe s. Nantes assure alors 42% de ce trafic, Le Havre 16%, La Rochelle et Bordeaux 13% chacun 7 .

En 1719 la Chambre de Commerce de La Rochelle décide de l'agrandissement du port, favorisant de facto l'essor du commerce avec les îles. Au XVIIIe s., les deux tiers des échanges commerciaux du port concernent la traite des noirs et les cultures coloniales (sucre, café et indigo).

On pourra se reporter à :

    • Jacques-François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la Guiane, Texte établi, présenté et annoté par Marie POLDERMAN, Matoury : Ibis rouge, 2002.

    • François FROGER, Relation d'un voyage fait en 1695, 1696 et 1697 aux côtes d'Afrique, Détroit de Magellan, Brésil, Cayenne et les Antilles, par une escadre des vaisseaux du Roi, commandée par M. de Gennes, faite par le sieur Froger, ingénieur volontaire sur le vaisseau le Faucon anglais, Paris, à la Sphère royale et Michel Brunet, 1698.

    • Jean-Michel DEVEAU, La traite rochelaise, Paris, Karthala, 1990

    • Marcel DORIGNY, Bernard GAINOT, Atlas des esclavages, Paris, Autrement, 2006


Marie POLDERMAN

 

 

 

1.
JFrançois FROGER, «Relation d'un voyage fait en 1695, 1696 et 1697 aux côtes d'Afrique, Détroit de Magellan, Brésil, Cayenne et les Antilles, par une escadre des vaisseaux du Roi, commandée par M. de Gennes, faite par le sieur Froger, ingénieur volontaire sur le vaisseau « Le faucon anglais »», Paris : à la sphère royale et Michel Brunet, 1698. 
2.
Jacques-François ARTUR, « Histoire des colonies fraçaises de la Guiane », texte établi, présenté et annoté par Marie POLDERMAN, Matoury : Ibis rouge, 2002. 
3.
CAOM sous-série C14,Registre 3, folio 107 
4.
Marcel Dorigny, Bernard Gainot, « Atlas des esclavages, Paris : Autrement 2006, p.22. 
6.
Marcel Dorigny, Bernard Gainot, « Atlas des esclavages, Paris : Autrement 2006, p.21