Vente d'une esclave à Belley, ancien esclave devenu libre, 23 octobre 1780

 

    La vente (ou la location, cela arrive aussi !) d'un ou d'une esclave est bien souvent officialisée par un acte établi par devant notaire : on vend (ou loue) un esclave comme on pourrait le faire d'une maison. L'acte notarié atteste la possession et évite donc tout éventuel conflit.

   La vendeuse se nomme Margueritte Dutilh (nom gascon), veuve d'un certain Dominique Laralde (nom basque), épouse en secondes noces de Jean-Baptiste Hody, avocat en parlement (exerçant près le Conseil du Cap-Français). Elle tient procuration de son mari pour la vente de l'esclave.
Le client s'appelle Jean-Baptiste Bellé dit Timbaze, « nègre libre », perruquier (exerce une profession de commerçant) au Cap-Français. Il sait signer de son nom, sait lire et écrire, ce qui n'est pas le cas de tous les « libres de couleur ».
Il s'agit de Jean-Baptiste Belley, né à Gorée –Sénégal-, donc bossale, originaire d'Afrique, arrivé à Saint-Domingue comme esclave, puis affranchi. A noter que les « libres de couleur » étaient présentés dans des actes officiels selon leur statut (nègre, mulâtre, grif ... libre) ; Jean-Baptiste Belley participe à l'expédition de l'amiral d'Estaing à Savannah lors de la guerre d'indépendance des treize colonies anglaises d'Amérique. Il est le premier député noir français à la Convention (il y arrive le 15 pluviôse An II avec Dufay de la Tour – blanc - et Jean-Baptiste Mills – mulâtre ; le lendemain 16 pluviôse An II, l'abolition de l'esclavage, déjà en vigueur à Saint-Domingue, est proclamée par la Convention. On connaît de lui le portrait de Girodet. Ayant poursuivi une carrière militaire, il est arrêté à Saint-Domingue et interné à Belle-Ile-en-Mer sur ordre de Bonaparte en 1802, il y meurt le 6 août 1805.

    « L'objet » de la vente s'appelle « Fanchonette dite Laulagay » (l'usage est fréquent d'affubler les individus, esclaves ou libres de couleur, d'un surnom). Selon l'acte, elle a « environ » 12 ans (il n'y a pas d'état civil pour les esclaves). Est-elle créole, c'est-à-dire née à Saint-Domingue ? Le document ne le précise pas. Elle est présentée comme fille de Marie-Rose mulâtresse appartenant à ladite dame Hody (l'enfant suit le sort de la mère, selon le Code Noir renvoyant au droit romain), le père n'apparaissant pas dans les documents concernant les esclaves (notamment les inventaires d' habitations).

    Elle est griffonne, c'est-à-dire issue d'un père noir et d'une mère mulâtresse, soit trois quart de sang noir selon les critères de l'époque. Dans la logique raciste qui imprègne la société coloniale caribéenne, le sang noir est une « souillure » qui abaisse l'individu, par rapport à la « pureté » du sang blanc. D'où une échelle subtile de classement des personnes selon la proportion de sang noir dans leurs veines, classement établi en fonction de l'origine des parents. C'est un classement de critère ouvertement raciste, ahurissant à nos yeux d'aujourd'hui, mais communément répandu à l'époque. Dans sa Description de Saint-Domingue... (1797) Moreau de Saint-Méry commente les nuances et vertus supposées de ces « croisements » en une bonne vingtaine de pages 1 . Cette catégorisation est partagée par l'ensemble du monde caribéen : ainsi, le Museo de América, à Madrid, possède toute une galerie de portraits d'individus censés représenter ces diverses nuances de croisements dans l'Amérique espagnole

   La procédure de vente est simple, mais la lourdeur du style notarial révèle le système implacable alors en vigueur : « l'acquéreur déclare bien et suffisamment connaître [l'esclave à vendre] pour l'avoir vue et visitée, dont il est content et s'en reconnaît la possession pour en jouir et disposer par lui comme de chose lui appartenant au moyen de la présente vente ». « Chose » : mot terrible ! Mais qui résume tout : l'individu est ramené à un bien meuble (Code Noir, article 44). Le prix convenu, 1500 livres, est un bon prix pour une jeune fille ; il représente un investissement pour l'acquéreur.

    Pourquoi une telle vente ? On l'ignore. On peut seulement avancer que Jean-Baptiste Belley a besoin de cette Fanchonette pour son commerce (une « petite main » à former ?).

    Au-delà du cas particulier, un constat s'impose : les libres de couleur faisaient aussi commerce d'esclaves, dans cette société coloniale d'Ancien Régime où l'individu libre, menant ses affaires, avait besoin d'une main d'œuvre non salariée pour assurer ses activités ; la liberté, pour les esclaves, se gagnait d'abord pour avoir été remarqué par les maîtres, par le mérite ou par faveur, de façon donc totalement arbitraire.

Jean-Louis DONNADIEU