La somme cumulée des mauvais traitements






    Il s'agit des dernières lignes d'une lettre du négociant du Cap-Français François Guilbaud à un propriétaire d'une sucrerie, et non des moindres, le comte Louis-Pantaléon de Noé, possesseur de la grande habitation des Manquets (700 ha, dont 300 plantés en cannes) au quartier de l'Acul-du-Nord, non loin du Cap-Français.

 

    Le 20 janvier 1791 le négociant François Guilbaud fait, en sa qualité de procureur honoraire nommé par le comte de Noé, procéder à la mise en possession officielle de l'habitation des Manquets par Joseph-Nicolas Duménil, c'est-à-dire qu'un notaire – Me Grimperel en l'occurrence – procède à l'inventaire des biens qui sont confiés à l'administration du nouveau procureur et y séjourne huit jours, examinant dans le détail « l'état de la place, du mobilier, des vivres, enfin tout ce qui intéresse un bien aussi considérable » précise-t-il dans sa lettre écrite le 31 janvier 1791, de retour au Cap.

    Le ton général semble honnête et sans fard. Guilbaud trouve la place (c'est-à-dire les champs) « dans un assez bon état et plus belle que je ne comptais, par la sécheresse que nous avons éprouvé depuis deux ans. Il y a peu de grandes cannes, on n'a pas pu planter l'année dernière par la faiblesse de l'atelier. D'ailleurs elle a été bien entretenue ». Ce qui lui permet d'estimer de façon optimiste la promesse de rendement pour l'année à venir. Même satisfecit quant aux places à vivres, jardins collectifs pour procurer de la nourriture des esclaves : elles sont de surface importante et plantées. Le problème de la suffisance de nourriture est l'un des plus épineux de la colonie, les esclaves n'ont pas toujours suffisamment à manger, et la ration est souvent déséquilibrée, les féculents dominent.

    Cependant, en l'espace de dix ans, trois administrateurs se sont succédés aux Manquets : Bayon de Libertat, évincé en 1789 pour gestion malhonnête des habitations Bréda (dont le comte de Noé est propriétaire pour un quart), puis Langlois de Laheuse, décédé mi-1790 d'un probable accident cardiaque, enfin le jeune Duménil, déjà employé comme cadre subalterne blanc sur l'habitation, et qui monte en grade en devenant titulaire de la procuration que lui adresse le comte de Noé en novembre 1790. Celui-ci, passablement échaudé de la gestion des années précédentes, demande à un négociant de confiance, rencontré lors de son séjour dans l'île de 1769 à 1775, de superviser le tout en le nommant procureur honoraire.

    François Guilbaud va soulever plusieurs problèmes importants : les cases des esclaves insalubres (cela fait au moins dix ans que le problème a été signalé par Bayon, sans qu'aucune solution n'ait été apportée). La maladie ensuite : « Vos nègres m'ont passé par les mains les uns après les autres. L'épidémie qui a régné chez vous et autour a causé de grands ravages, vous en avez perdu 32, c'est une perte immense pour un atelier déjà faible ». Et Guilbaud de rappeler que « vous n'avez plus chez vous, monsieur le comte, que 354 nègres en y comprenant les libertés de savane, les vieillards et les enfants à la mamelle ». Avant l'épidémie, l'effectif montait donc à 386 esclaves, nombre déjà jugé « faible » (on a au mieux un ratio de 1,4 esclave par carreau, alors que l'optimum est de 2 esclaves par carreau). Et de rappeler froidement qu'il est nécessaire d'acheter une force de travail suffisante pour renforcer l'atelier, ce dont le comte de Noé n'a probablement pas pris l'exacte mesure car le manque de bras était déjà signalé du temps de Bayon de Libertat. La négligence de Bayon et de Laheuse, doublée par celle du propriétaire absent et endetté, fait que l'atelier est maintenant en sous-effectif criant par rapport à la besogne à abattre.

    Résultat : la charge devient écrasante pour les individus effectivement aptes. Mais surtout, François Guilbaud met en lumière la terrible conséquence du sous-effectif : la violence de l'encadrement. Une violence qu'un état sanitaire général peu brillant rend d'autant plus dure : « Vos nègres sont excédés par le travail, leur constitution en a souffert, il faut aujourd'hui de grands ménagements ».

    Qu'en termes critiques mais encore pondérés cette réalité est décrite, et par quelqu'un qui, de surcroît, n'est pas hostile au système esclavagiste ! Ce que constate Guilbaud est bien l'aspect économique des choses : à produire toujours plus sans se soucier de la force de travail, on en arrive à exténuer les esclaves, à les épuiser à la tâche et donc... à détériorer l'outil de production. Mais, au delà de cette cruelle réalité dont on ne peut que supposer le haut degré de brutalité, ce que ne souligne pas le négociant est ailleurs : coups et humiliations ont « excédé » l'atelier, développant en parallèle une sourde et lourde rancœur qui est en train de s'accumuler dans les cœurs et qui vont faire des Manquets l'une des toutes premières – sinon la première – sucrerie à se révolter dans la nuit du 22 au 23 août 1791, donnant le signal de l'embrasement général de la Plaine-du-Nord.

Jean-Louis DONNADIEU