Traites et esclavage dans les programmes d'histoire au Sénégal

 

SOMMAIRE


Traites et esclavages dans les programmes scolaires d'histoire au Sénégal 

 

Niveau de classe Titre du chapitre Commentaires
5e PCH [1] Sept. 2004 Leçon 12 : Activité de consolidation
Confection d'un dossier documentaire sur un thème choisi (exemple : le commerce transsaharien).
Le commerce transsaharien devrait être un dossier prioritaire compte tenu de son impact sur l'Afrique subsaharienne, les pays méditerranéens et moyen-orientaux
4e PCH Sept. 2004 Leçon 8
Le mouvement abolitionniste. 1H
Leçon 9 : Activité de Consolidation
Visite de la maison des esclaves et/ou confection de dossier sur Gorée dans la traite. 2H
 
2e PCH Sept. 2004 Leçon 17
La traite arabe (origines, extensions, conséquences en Afrique et en Asie). 1H
Leçon 18
La traite atlantique. 3 H
Leçon 19 : Activité de consolidation
Dossier sur la traite au Sénégal. 2H
Leçon 25
L'indépendance d'Haïti. 2H
Leçon 25
La question de l'esclavage sera inévitablement abordée dans ce chapitre

 

Les programmes scolaires au Sénégal


    A partir de 1946, suite à l'extension de la citoyenneté française à l'ensemble des habitants des colonies, Jean Capelle est envoyé à Dakar pour veiller à l'application des programmes français et à la transformation des écoles primaires supérieures en collèges d'enseignement secondaire. Plus de vingt ans plus tard, c'est-à-dire après l'"indépendance", ces programmes étaient encore en vigueur dans les écoles de l'empire français d'Afrique Noire. En mars 1965, les ministres de l'éducation des pays africains francophones se réunissent à Bamako en présence de Raymond Triboulet, ministre délégué chargé de la coopération représentant la France. Entre autres mesures, notamment l'africanisation des programmes d'histoire et géographie, la France s'engageait à fournir le personnel enseignant, du primaire au supérieur. Une conférence des experts fut réunie à Abidjan, du 22 au 23 avril 1965, sous la présidence du sénégalais Amadou Mahtar Mbow, alors professeur d'histoire et de géographie à l'Ecole normale supérieure de Dakar, après avoir occupé les fonctions de ministre de l'éducation et de la culture dans le gouvernement de la Loi-Cadre. Une commission composée entre autres des professeurs Amadou Mahtar Mbow, Jean Devisse, Hubert Deschamps et Yves Person, est chargée d'élaborer les nouveaux programmes dont l'expérimentation devait commencer dès la rentrée 1965-1966. La conférence des ministres africains et malgache de l'éducation se réunit à Paris du 24 au 28 avril 1967 pour valider officiellement le projet de programme préalablement adopté par les experts réunis à Tananarive. Aussi parle-t-on des programmes de Tananarive dont l'application est prévue à partir de la rentrée des classes 1967-68. Un groupe de travail coiffé par Mbow, Joseph Ki-Zerbo et Devisse, est chargé d'élaborer la documentation en attendant la rédaction de manuels.

    Dès 1966, les éditeurs français, notamment Nathan et Hatier, se ruèrent sur ce nouveau marché et publièrent les premiers manuels consacrés aux programmes africains. Les collections de manuels du Centre africain de recherche et d'action pédagogique (Carap) et de l'Institut pédagogique africain et malgache (Ipam) étant basés sur les mêmes programmes, nous limiterons notre analyse aux manuels produits par l'équipe de rédaction dirigée par Mbow, Ki-Zerbo et Devisse, d'autant plus que ces auteurs ont largement contribué, directement ou indirectement, à l'écriture académique de l'histoire africaine. Cette équipe a produit au total trois manuels dans la collection d'Histoire Hatier :

  • Classe de 6e : Des origines (de l'humanité) au VIe siècle
  • Classe de 5e : du VIIe au XVIe siècle
  • Classe de 4e : L'Afrique et le reste du monde du XVIIe au début du XIXe siècle. La traite négrière. Paroxysme et recul.

       Pour appuyer l'approfondissement des études, Ki-Zerbo et H. J. Hugot avaient respectivement publié chez le même éditeur : « Histoire de l'Afrique Noire » et « l'Afrique Préhistorique ». Plus tard suivront les différents tomes de l' « Histoire Générale de l'Afrique » sous l'impulsion de M. Mbow dans le cadre de l'Unesco où il occupa les plus hautes fonctions entre 1966 et 1987. L'analyse du contenu de ces manuels de première génération révèle d'emblée une tendance encyclopédique que les professeurs d'histoire et de géographie du Sénégal ne cesseront de souligner pour justifier les réformes et allègements intervenus entre 1972 et 1998. L'histoire de la traite atlantique y occupe une épaisseur considérable car les concepteurs considéraient que la traite était occultée dans les manuels français alors que celle-ci avait brutalement interrompu le processus normal d'évolution du continent à partir du milieu du 15e siècle avec l'arrivée des Portugais. Il fallait donc, selon eux, retracer l'histoire de l'Afrique en l'intégrant dans l'évolution globale de l'histoire de l'humanité. Ce qui permet de situer la traite des esclaves dans le contexte de l'évolution globale du monde à partir de la Renaissance.

  

Traites et esclavages selon les programmes de 1998

    La réforme la plus significative des programmes d'histoire, après celle de 1978 (renforcement de l'africanisation des programmes) et celle de 1982 (sénégalisation des programmes), est, selon ses initiateurs, celle de 1998 qui consacrait la rupture avec une approche qui consistait « à lister les matières sans que l'on sache, de manière explicite, les compétences à installer chez l'apprenant ». La traite transsaharienne et la traite atlantique des esclaves ont conservé une épaisseur considérable dans les nouveaux programmes, surtout dans les classes traditionnellement consacrées à cette question, à savoir la seconde et la quatrième. En seconde, la quatrième partie du programme (6 heures), intitulée "la traite négrière et ses conséquences", permet d'étudier la « traite arabe » (origines, extensions, et conséquences en Afrique et en Asie), la traite atlantique, et la traite au Sénégal. La cinquième partie (l'Afrique du XVIIIe siècle à la veille de la poussée impérialiste) offre aussi implicitement l'opportunité d'évoquer l'esclavage et la traite autour de questions tels la Révolution Torodo, l'empire d'El Hadji Omar Tall, et l'empire Zoulou de Tchaka. Au total, près de 25% du volume horaire du programme de seconde (12 heures sur 48) sont directement ou indirectement consacrés à ces questions. La première et la deuxième partie du programme de quatrième (17 heures) sont explicitement consacrées à l'étude de la traite des esclaves, soit plus de 35% du crédit horaire (48 heures). La question de la traite des esclaves est aussi implicitement présente dans tout le reste du programme dans la mesure où il s'agit d'étudier l'espace sénégambien, l'Afrique subsaharienne, l'Europe, l'Asie et l'Amérique sur une période allant du XVIIe au XIXe siècle.

    La grande innovation des nouveaux programmes d'histoire est l'introduction d'activités de consolidation notamment sous forme de dossiers à élaborer par les apprenants. Ainsi, en classe de cinquième, la traite transsaharienne est proposée comme exemple de dossier complétant l'étude des constructions politiques de l'Afrique occidentale précoloniale. Le contenu de ce dossier devrait être mieux spécifié dans la mesure où les élèves, avec l'approbation de leurs professeurs, ont généralement tendance à insister sur les flux commerciaux qui ont généré des entités politiques prospères au sud du Sahara. Par contre, on omet de présenter l'économie transsaharienne comme le cheval de Troie de transformations économiques, politiques, sociales et religieuses profondes qui se sont opérées au détriment d'une multitude de personnes réduites en esclavage pour alimenter la traite transsaharienne ou la soutenir par la production locale de biens et services. On omet aussi de parler de l'Islam, religion relativement bien implantée dans la vallée du fleuve Sénégal dès le XIe siècle au point de servir de prétexte pour la mise en servitude de personnes restées fidèles à leurs croyances traditionnelles. Certes, il ne s'agit pas de présenter l'Islam comme une religion d'esclavagistes. Il est tout simplement question d'ouvrir les yeux des écoliers sur les agissements des humains si prompts à instrumentaliser la religion pour construire pouvoir et fortune. Cette démarche leur permettra sûrement de comprendre, l'année suivante, comment le christianisme a été aussi instrumentalisé pour justifier la traite négrière transatlantique.

    En quatrième, la deuxième partie du programme, entièrement consacrée à « la traite négrière et ses conséquences », se termine par une activité consacrée à la visite de la Maison des esclaves (Gorée) ou à la confection d'un dossier sur « Gorée dans la traite ». Ce choix pose toutefois problème car on ne donne pas au collégien de Bakel la liberté de produire un dossier sur le Galam tout proche de même que son homologue de Saint-Louis ne pourra rien produire sur cette base de l'empire colonial français dont l'économie était fondée sur le commerce de Galam et sur le travail des . Ces derniers étaient, dans leur grande majorité, des esclaves domestiques d'origine bambara, liés au service des signares de Saint-Louis du Sénégal qui les louaient à la Compagnie commerciale française du moment. Ils servaient à la fois comme navigateurs, négociants et, à l'occasion, comme soldats. Une de leurs tâches consistait, quand les vents étaient contraires, à tirer les barques à la cordelle à partir des berges du fleuve Sénégal, marchant parfois dans l'eau jusqu'au cou, se faisant même parfois dévorer par les crocodiles. Ils étaient aussi chargés, au risque de leur vie, d'affronter la barre de l'embouchure du fleuve Sénégal à la rame pour s'occuper des transbordements des passagers et des marchandises des vaisseaux qui se signalaient au large de Saint-Louis. Jusqu'aux années soixante, ils étaient encore visibles dans le commerce du fleuve, torses et pieds nus, le pantalon bouffant de la ceinture aux genoux, le regard sombre, tirant péniblement leurs salang (chalands) sous un soleil de plomb, traversant les haies épineuses des pale, s'époumonant parfois dans des courses folles pour attraper et punir les garnements qui s'offraient le malicieux plaisir de se moquer d'eux et de leur jeter des pierres.

    Par ailleurs, il n'est pas rare de rencontrer à Gorée des élèves et des enseignants venus des coins les plus reculés du Sénégal, comme Kolda, pour sacrifier à une obligation pédagogique aux relents de pèlerinage. Ce phénomène, que les guides touristiques de Gorée appellent ironiquement « tourisme poussière », n'est pas fortuit : les activités pédagogiques, soutenues par les discours mémoriels et l'historiographie, en sont arrivées à occulter le système esclavagiste local et à mettre sous les feux de la rampe des sites côtiers comme Gorée, Elmina et Ouidah au détriment des sites intérieurs comme Galam, Kumasi et Abomey, mettant ainsi de côté un des moments essentiels de l'industrie négrière. C'est ce que nous appelons le syndrome de Gorée dont la déconstruction doit nécessairement passer par de nouvelles orientations historiographiques et pédagogiques qui aideraient à dissiper la brume épaisse qui couvre encore le processus de fabrication et les modalités d'asservissement des esclaves sur le continent.

    Les programmes scolaires du Sénégal, plus précisément ceux de l'enseignement secondaire, ont donc contribué au façonnement d'une mémoire collective résolument focalisée sur les côtes au détriment de l'intérieur des terres où l'on fabriquait les esclaves. Aussi, est-il plus que jamais nécessaire d'intégrer les esclavages internes dans les programmes scolaires mais encore faudrait-il qu'en amont, la production historiographique prenne largement en charge cette question pour en révéler les réalités profondes. La promotion d'une mémoire sélective du passé de l'Afrique ne saurait être une approche pédagogique judicieuse car elle n'offre pas toutes les pièces nécessaires à la compréhension d'un passé douloureux qui ne cesse de s'inviter dans le quotidien des Africains et souvent de façon tragique. Au-delà des séquelles de la colonisation, il faudrait envisager de chercher dans la tourmente des traites esclavagistes les germes de la violence endémique qui frappe le continent comme une fatalité. Les communautés africaines ont plus que jamais intérêt à intégrer dans la formation de leurs enfants tous les savoirs qui puissent éclairer les problèmes et briser le cercle vicieux de la violence, de la marginalisation et de la pauvreté.

 

 Ibrahima SECK
Abdoul SOW

1.
PCH = Programmes consolidés d'Histoire