Le pouvoir despotique du maître peut il être légitimé par une convention motivée par la crainte ?

    L'autorité acquise par conquête, ou victoire à la guerre, est celle que certains écrivains politiques appellent DESPOTIQUE, de despotes, qui signifie seigneur ou maître, et est l'autorité (domination) du maître sur son serviteur. Et cette autorité est alors acquise par le vainqueur quand le vaincu, pour éviter dans l'instant le coup mortel, convient soit expressément par des mots, soit par des signes suffisants de la volonté, qu'aussi longtemps que sa vie et la liberté de son corps lui sont laissées, le vainqueur en aura l'usage à son bon plaisir. Et, une fois la convention passée, le vaincu est le SERVITEUR, et pas avant. En effet, par ce mot de serviteur (qu'il provienne de servire, servir, ou de servare, sauver, c'est aux grammairiens d'en disputer), on n'entend pas un captif, gardé en prison, ou dans les fers, jusqu'à ce que son propriétaire, celui qui l'a capturé ou acheté, décide de ce qu'il en fera (car ces hommes - communément appelés esclaves - ne sont tenus à aucune obligation, et peuvent rompre leurs chaînes et s'échapper de leur prison ; ils peuvent tuer ou enlever leur maître en toute justice), mais on entend celui à qui, étant capturé, on a laissé la liberté du corps, contre la promesse qu'il ne s'échappera pas, ni fera violence à son maître, et à qui celui-ci accorde sa confiance.

    Ce n'est donc pas la victoire qui donne un droit d'autorité (dominion) sur le vaincu, mais sa propre convention. Il n'est pas non plus obligé parce qu'il est conquis, c'est-à-dire battu, pris, ou mis en fuite, mais parce qu'il se rend au vainqueur et se soumet à lui. Le vainqueur n'est pas non plus obligé, par le fait que l'ennemi se rende à lui (sauf s'il a promis de lui épargner la vie), de lui faire grâce, car ceci relève de sa décision, ce qui n'oblige pas le vainqueur plus longtemps pour ce qu'il estime être souhaitable.


 


Source : Thomas HOBBES, Léviathan, II, 20, 1651 (traduction Gérard MAIRET)

 

 

 

 

Le pouvoir despotique du maître peut il être légitimé par une convention motivée par la crainte ?

 

     On chercherait en vain chez Hobbes (1588-1679) une prise en compte explicite de l'esclavage colonial pour en questionner la légitimité. Ses seules références au nouveau monde visent à illustrer la notion d'état de nature, désignant d'ailleurs tantôt par là le mode vie pré-étatique des Indiens et tantôt le mode de vie des Européens lorsque du fait de l'éloignement ils se sentent déliés de leur subordination au pouvoir souverain. Reste que sa pensée, entièrement tendue vers la production d'une définition de l'Etat à partir de sa génération, s'appuie sur des prémisses résolument antiesclavagistes : à l'état de nature les individus sont égaux et c'est précisément pour cela que l'état de nature est un état de guerre de chacun contre chacun ; si tel n'était pas le cas un rapport de domination des forts sur les faibles s'instaurerait sans contestation et pacifiquement. Or la paix doit être construite et cette exigence est à l'origine de cet être totalement artificiel qu'est l'Etat ; celui-ci présuppose donc l'égalité. Par ailleurs, Hobbes affirme le caractère inaliénable de la libre disposition de sa vie et de son corps pour chaque individu. Ce droit est même la cause finale de l'Etat. Il est donc possible d'affirmer qu'avec Hobbes la pensée politique moderne établit définitivement l'incompatibilité d'essence entre l'Etat et l'esclavage. L'Etat ne connaît que des sujets et un sujet ne saurait être en même temps esclave.

    Mais pourtant c'est bien par un pacte de soumission sans réserve, par transfert intégral de leur droit, par abandon de leur puissance d'agir selon leur volonté, que les individus entrent dans l'ordre étatique doté de puissance souveraine. Le modèle servile, loin d'être étranger au corps politique ne le traverse-t-il pas au contraire de part en part comme le soutiennent les détracteurs de Hobbes ? Le texte ici proposé permet d'aborder cette question dans toute sa complexité. Il faut d'abord veiller à ne pas en réduire la portée : il est en effet situé dans le chapitre 20 sur l'autorité paternelle et l'autorité despotique en tant qu'elles servent de modèle pour penser les Etats d'acquisition. Or Hobbes distingue les Etats d'acquisition et les Etats d'institution ; dans le premier cas les hommes s'assujettissent eux-mêmes à celui dont ils ont peur ; dans le second ils choisissent un souverain par peur les uns des autres et non de celui qu'ils instituent. Pour autant la soumission y est-elle d'une autre nature ? Dans les deux cas il y a peur et convention de soumission qui garantit la vie et la liberté de corps. Et c'est cette garantie qui distingue le serviteur (ou le sujet ?) de l'esclave à proprement parler, c'est-à-dire le captif enchaîné : à en croire le texte celui-ci n'est tenu à rien ; il est hors société et donc sa simple existence perpétue l'état de guerre. Autrement dit, encore une fois, pas d'Etat avec des esclaves. De là une double question : cette différence entre le serviteur et l'esclave est-elle pertinente (et l'on sait que Rousseau s'emploiera à démontrer la caducité de tout pacte de soumission, opposant le citoyen au sujet dès lors assimilé, au moins métaphoriquement, à l'esclave). D'autre part, si l'esclavage colonial illustre le cas envisagé par Hobbes du captif dans les fers, et si par ailleurs force est de constater qu'il s'agit bien d'une institution engageant l'appareil d'Etat par delà la relation maître-esclave, ne doit-on pas alors admettre que la doctrine de Hobbes (et à travers elle la théorie moderne de la souveraineté) ne peut tout simplement pas le penser ?

Vincent GREGOIRE

 

Le pouvoir despotique du maître peut il être légitimé par une convention motivée par la crainte ?

Pistes pédagogiques



Questions

  1. Selon Hobbes, l'autorité du maître repose-t-elle sur la force ou sur une convention ?

  2. N'est-il pas contradictoire que le serviteur garde « la liberté de son corps » ?

  3. Pourquoi l'esclave, à la différence du serviteur, n'a-t-il aucune obligation envers son maître ?


Pistes de réflexion

  • Comparer la relation maître/serviteur à la relation souverain/sujet.

  • La conception de Hobbes permet-elle de penser un droit de résistance ?

  • L'esclavage colonial correspond-il au cas du serviteur ou au cas de l'esclave ?

Vincent GREGOIRE


 


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