L'aliénation de la liberté peut-elle justifier le recours à la violence pour la recouvrer ?
La liberté même, soit des particuliers, soit des Etats, c'est-à-dire l'autonomie (comme si c'était une chose qui convienne à toute sorte de personnes naturellement et en tout temps), ne peut fournir de droit à faire la guerre. Car lorsqu'on dit que la liberté appartient par nature aux hommes ou aux peuples, cela doit être entendu du droit de nature précédant tout fait humain, et de la liberté « par exemption », non de celle qui existe « par incompatibilité » ; c'est-à-dire que, naturellement, l'on n'est point esclave, mais qu'on n'a pas le droit de ne jamais le devenir : car dans ce dernier sens, personne n'est né libre, personne esclave ; c'est la fortune qui a posé ensuite ces noms sur chacun (Sénèque, lib. III, Controv. XXI). Et ce mot d'Aristote : « La loi a fait que l'un fut libre et l'autre esclave » (Polit. Lib. I). C'est pourquoi ceux qui, par une cause légitime, sont tombés dans un esclavage, soit personnel, soit politique, doivent se contenter de leur condition, comme l'apôtre Paul l'enseigne : « Tu as été appelé à la servitude ? Que cela ne te tourmente pas » (I Corinth. VII, 21).
Source :Hugo GROTIUS, Le droit de la guerre et de la paix, livre II, chap. XXII, 1625
L'aliénation de le liberté peut-elle justifier le recours à la violence pour la recouvrer ?
Ce texte d' Hugo Grotius, extrait du Droit de la guerre et de la paix, illustre parfaitement la démarche de cet ouvrage dans lequel l'auteur s'efforce d'articuler les principes du droit naturel avec les pratiques en usage parmi les nations et avec les grandes sources philosophiques juridiques et religieuses. Il n'y a donc pas ici d'opposition frontale entre droit naturel et droit positif comme ce sera le cas avec les penseurs prérévolutionnaires. Il est en l'occurrence particulièrement significatif de constater que la pensée du droit naturel n'implique pas une condamnation sans appel de l'esclavage et que celui-ci peut être intégré dans un système juridique légitime. Il va falloir des décennies de réflexion et des générations de penseurs pour en arriver à l'affirmation de Jean-Jacques Rousseau selon laquelle les deux termes d'esclavage et de droit s'excluent mutuellement. Il est également significatif de voir à quel point les généralités sur la nature humaine, et les références antiques (Aristote, Sénèque, Paul), permettent d'occulter la question raciale et la spécificité de la traite atlantique. La question de l'esclavage est également diluée en étant élargie à la notion d'esclavage politique. Enfin ce texte met en question le droit de résistance et/ou d'insurrection et refuse de voir dans la privation de liberté une raison suffisante à l'usage de ce droit. Autrement dit il récuse par avance et solidairement tout discours anticolonialiste et antiesclavagiste.
Vincent GREGOIRE
Droit naturel et esclavage
Pistes pédagogiques
Questions
- La rébellion, contre un maître ou contre un despote, est-elle toujours illégitime selon l'auteur?
- Quelles peuvent être les « causes légitimes » par lesquelles un peuple ou un hommes peuvent tomber en esclavage ?
- Est-il pertinent, comme le fait Grotius, de mettre sur le même plan la liberté des individus et la liberté des peuples ?
- La rébellion, contre un maître ou contre un despote, est-elle toujours illégitime selon l'auteur?
Piste de réflexion
Réfléchir à la question du droit de résistance et/ou d'insurrection chez les penseurs du droit naturel jusqu'à la Révolution française qui dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 met la résistance à l'oppression au rang des droits naturels et imprescriptibles de tout homme, avec la liberté, la sûreté et la propriété (article II), et qui dans celle de 1793 va jusqu'à poser que « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
Vincent GREGOIRE
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