Peut-on sans contradiction condamner l'idée d'un esclavage par nature tout en se réclamant de l'autorité d'Aristote ? L'exemple de Francisco Vitoria


   Il reste à répondre à l'argument selon lequel les barbares sont esclaves par nature, sous prétexte qu'ils ne sont pas assez intelligents pour se gouverner eux-mêmes. A cet argument, je réponds qu' Aristote n'a certainement pas voulu dire que les hommes peu intelligents soient par nature soumis au droit d'un autre et qu'ils n'aient de pouvoir ni sur eux-mêmes ni sur les choses extérieures. Il parle de l'esclavage qui existe dans la société civile : cet esclavage est légitime et ne rend personne esclave par nature. S'il y a des hommes qui sont peu intelligents par nature, Aristote ne veut pas dire qu'il soit permis de s'emparer de leurs biens et de leur patrimoine, de les réduire en esclavage et de les mettre en vente. Mais il veut enseigner qu'ils ont naturellement et nécessairement besoin d'être dirigés et gouvernés par d'autres ; il leur est bon d'être soumis à d'autres, de même que les enfants ont besoin d'être soumis à leurs parents avant d'être adultes et la femme, à son mari. Que telle soit bien la pensée d'Aristote, c'est évident, car il dit pareillement que certains hommes sont maîtres par nature, à savoir ceux qui brillent par l'intelligence. Or il ne veut certainement pas dire que ces hommes peuvent prendre en main le gouvernement des autres, sous prétexte qu'ils sont plus sages. Mais il veut dire qu'ils ont reçu de la nature des qualités qui leur permettent de commander et de gouverner. Ainsi, en admettant que ces barbares soient aussi stupides et obtus qu'on le dit, on ne doit pas pour autant leur refuser un pouvoir véritable et il ne faut pas les compter au nombre des esclaves légitimes. Mais, nous le dirons plus loin, il est vrai que, pour cette raison et à ce titre, on pourrait avoir le droit de les soumettre.




 


Source : Francisco VITORIA, Leçon sur les Indiens, Première partie § 101, 1539

 

 

 

 

 

Peut-on sans contradiction condamner l'idée d'un esclavage par nature tout en se réclamant de l'autorité d'Aristote ? L'exemple de Francisco Vitoria

   

    Ce texte de Francisco Vitoria est extrait des Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre prononcées à Salamanque en 1639. Ces deux leçons constituent l'un des sommets de la grande scolastique du siècle d'or espagnol dont l'école de Salamanque fut la matrice. Elles font date car elles forment la première réflexion synthétique aboutie sur le sens et la légitimité de la conquête du Nouveau Monde par les Espagnols. Renouvelant la doctrine thomiste du droit naturel, Vitoria condamne clairement et courageusement la guerre faite aux Indiens lorsqu'elle est injuste, la spoliation de leurs biens et de leurs terres, et leur réduction en esclavage. Pour autant il serait faux de voir en lui le premier anticolonialiste : déduisant du droit naturel un droit universel de circulation et d'installation, de commerce et de prédication (en relation avec la mission de propagation de la foi chrétienne confiée par le pape aux Espagnols et aux Portugais en 1493), il en vient à considérer toute forme de résistance des Indiens contre ces pratiques comme illégitime et justifiant l'usage de la force et la spoliation. Au bout du compte, à travers le maintien de la notion médiévale de guerre juste, il entérine le fait colonial. Le texte ici proposé intervient à la fin de la deuxième partie qui examine les titres illégitimes de la conquête. Après avoir montré que les Indiens ont la propriété tant publique que privée de leurs biens, il termine en réfutant l'idée selon laquelle leur infériorité en matière d'usage de la raison en ferait des esclaves par nature. Or l'idée d'esclavage par nature fut semble-t-il défendue par Aristote ; Vitoria juge donc nécessaire pour ne pas se mettre en porte à faux avec l'autorité de ce dernier d'en proposer l'interprétation qui suit.

    L'interprétation du texte d'Aristote proposé en annexe est considérée par tous les commentateurs comme très difficile. Aristote après avoir dans les chapitre précédents défini ce qu'est un esclave (celui qui par nature ne s'appartient pas et qui peut donc être l'instrument d'un autre) et établi qu'il existe des hommes qui correspondent à ce concept, en vient à examiner la légitimité de l'institution, témoignant par là de l'existence d'un débat important sur la question chez ses contemporains. Il s'agit pour lui de défendre la légitimité de l'esclavage contre les différentes critiques dont il fait l'objet. Notons qu'il disqualifie a priori et sans discussion toute conception qui refuserait de voir dans la vertu ou l'excellence la source d'un droit d'asservir (nous sommes là aux antipodes de la pensée moderne). Restent deux thèses opposées : celle qui considère comme juste la réduction en esclavage des hommes naturellement esclaves (esclavage selon la nature) et celle qui considère comme juste la réduction en esclavage des captifs de guerre (esclavage selon la loi). Le présupposé commun de ces deux thèses est que la supériorité en vertu donne un droit d'asservir. La divergence porte sur la conception de la vertu : bienveillance (la servitude est à l'avantage du maître et de l'esclave) ou exercice de la force (la servitude est l'institutionnalisation d'un rapport de force).

Vincent GREGOIRE

 

 

 

 

Peut-on sans contradiction condamner l'idée d'un esclavage par nature tout en se réclamant
de l'autorité d'Aristote ?


Aristote et l'esclavage




Esclavage selon la nature et esclavage selon la loi

 

    Que par nature les uns soient libres et les autres esclaves, c'est manifeste, et pour ceux-ci la condition d'esclave est avantageuse et juste.

    Mais que ceux qui prétendent le contraire aient d'une certaine manière raison, ce n'est pas difficile à voir. Car le fait d'être esclave et l'esclave se disent en deux sens. Il existe aussi, en effet, une sorte d'esclave et une manière d'être esclave selon la loi. La loi en question, en effet, est une sorte d'accord général en vertu duquel les prises de guerre appartiennent aux vainqueurs. Or beaucoup de gens dans les milieux juridiques contestent que cela soit juste comme ils intenteraient à un orateur des poursuites pour illégalité, parce qu'il leur semble monstrueux que, parce qu'on a les moyens de l'emporter par la force, on fasse esclave et on soumette la victime de cette violence. Cette thèse a ses partisans tout comme la première, même parmi les sages.

    La cause de cette divergence, qui fait aussi que les arguments des deux camps ont un point commun, c'est que, d'une certaine façon, toute excellence qui se trouve en avoir les moyens peut tout à fait employer la force, et que le vainqueur l'emporte toujours par quelque bien, de sorte qu'il semble que la force ne va pas sans excellence, et que c'est seulement sur la notion du juste que porte la divergence ; et ce du fait que certains sont d'avis que le juste c'est la bienveillance à l'égard d'autrui, alors que pour d'autres ce même juste c'est que le plus fort ait le pouvoir. Voilà pourquoi, à part les thèses que nous venons d'exposer, les autres thèses ne sont ni solides ni persuasives : c'est que celles-ci refusent au meilleur selon la vertu le droit de commander et d'être le maître.

    D'autres, s'attachant complètement à ce qu'ils pensent être une certaine notion du juste (car la loi est pour eux quelque chose de juste) posent qu'est juste l'esclavage issu d'une guerre, mais ce faisant ils nient leur propre thèse sans s'en rendre compte. Car il peut arriver que l'origine des guerres ne soit pas juste, et en aucun cas celui qui ne mérite pas la servitude ne peut être tenu pour esclave, sinon il arrivera aux gens réputés les mieux nés d'être esclaves et enfants d'esclaves, s'il leur arrive d'être mis sur le marché à la suite de leur capture. Aussi les tenants de cette dernière thèse refusent-ils de considérer ces captifs là comme des esclaves, mais réservent-ils ce nom aux barbares. Mais en fait, en parlant ainsi, ils ne font rien d'autre que de se diriger vers la notion d'esclave par nature dont nous avons parlé au début ; car leur position met en évidence qu'il existe des gens qui sont, nécessairement, les uns esclaves partout, les autres, nulle part. Et c'est la même chose pour la noble naissance : les Grecs en effet se considèrent comme bien nés non seulement chez eux mais partout, alors que les barbares ne le seraient que chez eux, sous prétexte qu'il existerait une forme absolue et une forme non absolue de la bonne naissance et de la liberté, comme le dit l'Hélène de Théodecte : « Issue de deux lignées de dieux / Qui oserait m'appeler servante ? »

    En parlant ainsi les tenants de cette thèse ne font rien d'autre que de distinguer par la vertu et le vice l'esclave de l'homme libre, les gens bien nés des gens mal nés ; ils estiment, en effet, que de même qu'un homme vient d'un homme et une bête d'une bête, de même un homme de bien vient de gens de bien. Or la nature a souvent l'intention d'agir ainsi mais ne le peut pas. Il est donc évident que la difficulté n'est pas sans raison, et que ce n'est pas ainsi que par nature les uns sont esclaves et les autres libres, et il n'est pas moins évident que cette distinction existe chez certains pour qui il est avantageux pour l'un d'être esclave et pour l'autre maître, que c'est juste, et que l'un doit être commandé et l'autre commander selon une autorité naturelle c'est-à-dire être maître. Mais mal exercée cette autorité est désavantageuse pour les deux ; car la même chose est avantageuse pour la partie et le tout, le corps et l'âme, et l'esclave est une partie de son maître, à savoir une partie animée et séparée de son corps. C'est pourquoi il y a avantage et amitié réciproques entre un esclave et son maître quand tous deux méritent naturellement leur statut ; mais si ce n'est pas le cas et qu'ils le tiennent de la loi et de la force, c'est le contraire.




 


Source : ARISTOTE, Les politiques, I 5-6, 1254-b-1255-b

 

 

 

Peut-on sans contradiction condamner l'idée d'un esclavage par nature tout en se réclamant
de l'autorité d'Aristote ?

Pistes pédagogiques






Questions

    1. Quelles sont les deux justifications possibles de l'esclavage selon Vitoria ? Laquelle refuse-t-il ?

    2. Le refus de fonder l'esclavage sur une hiérarchie naturelle entre les hommes, signifie-t-il que ces derniers soient égaux par nature ?

    3. Quelle est la fonction de l'analogie enfant / femme / barbare ?

Pistes de réflexion

    • Montrer en quoi ce texte est pré-moderne.

    • Montrer en quoi il anticipe un certain courant de pensée que l'on retrouvera au XVIIIe s. et qui combine abolitionnisme (en matière d'esclavage) et colonialisme.

    • Interroger la pertinence de son interprétation d'Aristote en le mettant en relation avec le texte de la politique présenté en annexe

 

    • Vincent GREGOIRE



 

 



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