Marronnage « grève » à l'habitation des Manquets en 1782 (Saint-Domingue)


Extraits de la correspondance du procureur Bayon de Libertat, chargé de gérer le domaine pour le propriétaire absent.

    19 mai 1782 – « Les chefs de votre habitation y fomentent un désordre épouvantable. [...] Jean-Jacques vient de m'en faire une [scène] qui dure un peu plus, depuis huit jours il est parti marron à la tête de 64 nègres d'élite, sucriers, cabrouetiers et tonneliers, pour lui avoir seulement représenté sa négligence sur la fabrique du sucre. [...] Si demain dans la journée ces nègres ne sont pas rentrés dans leur devoir, je vais leur faire la chasse avec une compagnie de mulâtres ou je mettrai tous mes gérants, ceci sera peut-être un petit mal pour un grand bien, cette absence ne me fait point encore beaucoup de tort, quoique j'ai trois pièces de cannes qui devraient être dans les formes. [...] De quelque côté que les nègres puissent aller sur votre habitation ils trouvent des vivres sous leur main. Ils n'ont jamais été aussi bien, ce sont ces deux misérables chefs qui leur gâtent l'esprit, si la chose me regardait j'en ferai exemple. »

    27 mai 1782 – « Ma dernière lettre, monsieur le comte, par la frégate La Médée, était bien affligeante et pour vous et pour moi, sur le chapitre du dérangement de la tête de vos nègres, et de ce coquin de Jean-Jacques, heureusement que le lendemain de ma lettre partie, tout le monde s'est rangé à son devoir, parce qu'ils ont vu que j'ai pris le parti de mettre un détachement de mulâtres à leurs trousses. Jean-Jacques est donc revenu à son devoir avec tous les mutins, il s'est jeté à mes pieds en me disant qu'il se soumettait à tout ce que je voudrais faire de lui, que cela ne lui arriverait plus. Je ne m'en rapporte pas aux promesses de ce nègre, vous connaissez ses intelligences avec tout votre atelier. Je puis vous assurer que votre habitation en ira bien mieux lorsque vous en aurez éloigné Jean-Jacques et Hippolyte, ils vous font un tort bien plus considérable que vous ne croyez. Donnez-leur la liberté comme le chevalier le leur a promis, vous vous en trouverez bien, ces gens y mettront toujours le trouble et la dissension. Ils n'abusent plus de vivres dont ils frustraient les malheureux pour les vendre à leur profit, et ils ne détournent pas sept à huit nègres par jour comme ils faisaient. C'est là le motif qui leur a fait soulever les chefs de l' atelier. »

2 août 1782 – « Je vous ai marqué par ma dernière que Jean-Jacques votre maître sucrier avait encore fait partir marron tous les nègres mâles de votre habitation, ce dérangement n'a pas été long, c'était un complot fait entre eux pour que je renvoyât le sieur Pascauld votre gérant, duquel j'ai tout lieu d'être content. Jean-Jacques est rentré en grâce avec moi sur la promesse qu'il m'a fait de se bien comporter, je suis si content de lui et de son travail que je l'ai gratifié de deux portugaises, avec espérance de ne pas me borner là, s'il continue comme j'ai tout lieu de le croire. »

 


Source : Archive reprise par DONNADIEU (Jean-Louis), Un grand seigneur et ses esclaves, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2009

 

 

 

 

Marronnage « grève » à l'habitation des Manquets en 1782 (Saint-Domingue)

 

    Il s'agit d'extraits de trois lettres datées de 1782 et issues de la correspondance au départ qu'envoyait le procureur d'une sucrerie au propriétaire absent car résidant en France ; en l'occurrence celui qui écrit s'appelle Antoine-François Bayon de Libertat, procureur du comte Louis-Pantaléon de Noé pour sa grande sucrerie des Manquets, située au quartier de l'Acul-du-Nord (nord de Saint-Domingue, non loin de la ville du Cap-Français). La sucrerie d'Héricourt-Noé, dite « les Manquets », est la plus grande sucrerie (environ 700 ha, dont 300 plantés en canne à la veille de la Révolution) du quartier de l'Acul-du-Nord (Victor Hugo s'en sert de décor pour Bug Jargal). Le propriétaire en titre est le comte Louis-Pantaléon de Noé, seigneur de L'Isle-de-Noé (Gers) – village de Gascogne où il réside – et créole (natif du nord de Saint-Domingue). Par ailleurs, Antoine-François Bayon de Libertat détenait la procuration de Pantaléon II de Bréda, oncle du comte de Noé, pour gérer les deux habitations Bréda situées au Haut-du-Cap et dans la Plaine-du-Nord. On sait aussi qu'en 1789 Antoine-François Bayon de Libertat fut renvoyé de son poste de procureur des habitations Bréda pour gestion malhonnête : il avait, entre autres, détourné un quart des esclaves de la sucrerie Bréda à la Plaine-du-Nord, ainsi que des mulets, pour finir d'établir sa propre sucrerie au quartier du Limbé. Les quatre co-propriétaires (dont le comte de Noé) ont fini par s'en apercevoir… Toussaint Louverture est lui né à Bréda du Haut-du-Cap et la tradition a retenu qu'il fut un temps cocher de Bayon de Libertat.

    En 1782 survient donc aux Manquets une véritable grève d'esclaves, un marronnage collectif. Ce genre d'affaires, observé par Yvan Debbasch  , montre que les relations entre maîtres et esclaves ne sont pas aussi simples que l'on croit habituellement. Que se passe-t-il, pour autant qu'on puisse le savoir puisque nous n'avons que la correspondance de Bayon pour nous l'expliquer, correspondance dans laquelle il se présente évidemment à son avantage et ne donne que sa version des faits ?

    En pleine récolte, l'atelier au complet – une soixantaine d'hommes – s'enfuit dans les mornes avoisinants. Pour qu'un tel mouvement se produise, il faut une bonne raison, Bayon nous laisse seulement à penser qu'il s'agit d'une protestation envers l'économe (comptable) qui aurait eu des mots critiques, sinon humiliants. Nous ne saurons jamais si cette raison est la bonne ou si une affaire plus grave – un accident ? – explique un tel acte de résistance. Toujours est-il que pour faire revenir le groupe au complet, Bayon fait savoir qu'il est prêt à envoyer une compagnie de mulâtres ratisser les environs (ce qui est d'une efficacité fort aléatoire du fait des reliefs) et certainement, en sous-main, réussit à rétablir le contact avec les meneurs, les commandeurs (contremaîtres noirs) Jean-Jacques et Hippolyte, pour que tout rentre rapidement dans l'ordre. D'où une mise en scène qui sauve la face des deux parties. Il semble bien qu'il n'y ait pas eu de sanction (le code noir n'est pas appliqué à la lettre, loin s'en faut) et comme l'incident est clos, le propriétaire (le comte de Noé) n'a pas demandé à en savoir davantage. Cependant, dans les lettres suivantes, Bayon en rajoute sur les meneurs pour les présenter sous un mauvais jour, comme des trafiquants de nourriture (ce qui confirme qu'aux Manquets, comme ailleurs, les esclaves ont faim) et des amateurs de tafia.

    Cette grève est un incident fort rare à Saint-Domingue, avant 1791, mais non unique. L'historien David Geggus en a relevé quatre en 1785 et deux en 1789 dans diverses habitations de la Plaine du Nord. Aux Manquets même un nouvel incident survient en 1786, sur lequel nous ne sommes malheureusement pas renseignés, tout rentrant apparemment dans l'ordre selon la seule source que nous possédons, cette correspondance du procureur Antoine-François Bayon de Libertat, fort peu loquace quand il n'est pas à son avantage...

    Au-delà de l'affaire en elle-même, il faut savoir dans le cas des Manquets que la charge de travail tombant sur les épaules des esclaves va considérablement s'accroître dans la décennie précédant la grande révolte de 1791. En effet, pour un effectif d'esclaves à peu près constant, sinon peut-être même en diminution, la superficie plantée en canne à sucre va augmenter de deux tiers, passant de 156,5 carreaux (202 ha environ) à 264 carreaux (340 ha environ). Avec tous les risques de souffrances, de rancœur et de colère rentrée qui en découlent.

Jean-Louis DONNADIEU

 

Marronnage « grève » à l'habitation des Manquets en 1782 (Saint-Domingue)


Approche : étude la vie quotidienne dans les sucreries au XVIIIe siècle.

  • Quel est le scénario de l'incident relaté par le gérant ?

  • Qui sont les acteurs impliqués ?

  • A quel moment des travaux agricoles se produit-il ?

  • De quelle manière a-t-il été résolu ? Pourquoi ?

  • Qu'en déduire de l'ambiance générale sur l'habitation ?

Jean-Louis DONNADIEU

 


 

2nde lycée général ou professionnel Histoire

 

 

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Source : DONNADIEU (Jean-Louis), Un grand seigneur et ses esclaves, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2009