Transmission


Une Université d'été sur les esclavages et les traites négrières, Aix-en-Provence, août 2008

Sommaire

Introduction



    En juillet 2008 a eu lieu à Aix-en-Provence, accueillie dans les superbes locaux de la Maison méditerranéenne des Sciences de l'Homme, MMSH, l'une des premières grandes réalisations conjointes du projet Europe-Esclavage (EURESCL) et du programme de coopération scientifique IVHEET, Institut virtuel des hautes Etudes sur les Esclavages et les Traites : une université d'été consacrée à l'histoire des traites négrières et des esclavages. La problématique, large, portait sur l'histoire de longue durée des identités et représentations, notamment la constitution des catégories de désignation – « noirs », « nègres », « Africains », « Afrodescendants », « descendants d'esclaves »..., de l'Antiquité à nos jours, les usages à des fins classificatoires des différences somatiques et leurs conséquences jusqu'à aujourd'hui. Néanmoins, c'était également l'occasion de prendre connaissance de tout ce champ de recherches, en plein essor.

De nouvelles perspectives



    Pour prendre la mesure de tout ce qui a été proposé lors de cette semaine d'une intensité rare, il faut se reporter au programme détaillé J'essaierai ici, plutôt, de donner un point de vue situé, une évaluation de participante non investie dans la préparation de cette université d'été, peu au fait des recherches actuelles dans ce champ mais très au courant des difficultés de formation et d'enseignement. C'est donc un point de vue d'usage et de demi-néophyte.

    Je suis arrivée dans la croyance que j'apprendrais certes beaucoup de choses, mais dans la continuité de ce que je savais déjà (et dans un cadre d'intelligibilité qui n'avait guère changé depuis le lycée, et la découverte du commerce triangulaire). Or, et c'est un bonheur rare, cette université d'été a profondément changé mon regard. Les exposés nous ont permis de jongler avec les échelles espaces-temps, passant de biographies individuelles à des cartographies globales, du micro au macro, du regard ethnographique au regard large de l'histoire sur les longues durées.

    Les perspectives ainsi ouvertes m'ont amenée à réévaluer toutes sortes de représentations initiales et à prendre une conscience beaucoup plus sensible de ce que tout le monde sait, sans en mesurer complètement les implications : à quel point notre monde global, notre monde contemporain est un monde dont beaucoup d'éléments ont été façonnés par le fait de l'esclavage. Elle m'a fait repenser l'histoire à l'échelle de la planète, adopter le point de vue des autres mondes et prendre la mesure de la multiplicité des points de vue dans ces autres mondes. Je suis repartie avec des problématiques renouvelées. Tout à coup les polémiques françaises des années précédentes, suscitées par nos lois mémorielles, me sont apparues étriquées, extraordinairement réductrices par rapport à des enjeux et à des problèmes bien plus vastes, et à des possibilités bien plus ouvertes et beaucoup plus intéressantes : le monde bouge, les connaissances explosent, nous ne pouvons plus rester dans les espaces confinés et les attitudes défensives auxquelles nous condamnent certains débats – c'est cela aussi qu'a symbolisé de façon si éclatante l'élection de Barack Obama dans le pays le plus puissant du monde, si longuement et si profondément marqué par sa « question noire ».

    Prenons un exemple de ces crispations et de ces dépassements. Dans le sillage de l'affaire Pétré-Grenouilleau une polémique avait insisté sur les traites négrières opérées par le monde arabe, comme si le fait de commémorer les traites atlantiques, européennes, avait pour effet d'occulter celles-là, et de minimiser leur importance (ce qui aurait pour effet, nous a-t-on dit alors, d'augmenter la tendance de l'homme blanc à la « repentance »). On a donc tenté un moment d'opposer les unes aux autres.

    En fait, dans notre université d'été, nous avons rencontré plusieurs fois ces traites, et bien plus que cela, à partir de l'histoire de l'Afrique et de l'analyse des différents systèmes organisés de traite, impliquant sociétés africaines spécialisées dans la capture d'esclaves, acheteurs, intermédiaires et multiples bénéficiaires d'une économie de prédation : mais on rencontre aussi une tentative parfois réussie de résistance de la part de confréries, lorsqu'elles utilisent les principes de l'Islam, et pratiquent la conversion à l'Islam pour bloquer le système de traite, favorisant par là une diffusion de la religion protectrice. Islam donc, fort ambivalent, dont on retrouve ensuite les traces dans les religions emportées sur le continent américain. On a entendu un historien du Maghreb parler des lointaines répercussions des traites anciennes dans les sociétés arabes contemporaines, jusque dans les discriminations et le racisme, insidieux ou déclaré, qui frappent les descendants d'esclaves noirs, au métissage facilement identifiable. Bref, il vaut certes la peine de s'intéresser à l'Islam dans les traites négrières, mais à condition de s'ouvrir à une centaine de questions passionnantes, sans se bloquer sur des oppositions et des partis-pris qui ne mènent nulle part.

    Ceci n'est qu'un petit aperçu des multiples pistes ouvertes, et de la façon dont des questions ont pu se diffracter, pour restituer au passé sa densité et ouvrir des pistes insoupçonnées, libératrices d'énergie et d'intelligence.

Sophie ERNST



Une remarquable présence africaine

    Il faut souligner ce qui a été la grande force de cette Université d'été, la présence de chercheurs, d'enseignants et d'étudiants de plusieurs continents et de presque tous les lieux concernés par les traites négrières – avec une participation très significative d'historiens africains, venant de divers pays de l'Afrique subsaharienne francophone. C'est une chose d'entendre et d'applaudir un ou deux des meilleurs d'entre eux dans une manifestation très élitiste, comme cela arrive parfois, c'en est une autre de pouvoir bénéficier d'une vraie masse critique, où se manifeste un travail d'équipe, des réseaux inter et transcontinentaux d'une grande vitalité, une recherche d'une originalité et d'une qualité impressionnantes. Les universitaires africains étaient présents avec les meilleurs étudiants de leurs écoles doctorales et ils apportaient la vigueur et la nouveauté de leurs questionnements.

    Avec eux, on comprend comment se met en place, en Afrique, une économie fondée sur la prédation, où une domination s'installe qui ne fait aucune place à la capacité productive – au contraire, plus un groupe produit des richesses à partir d'une compétence agricole ou artisanale, plus il risque d'être visé par la recherche d'esclaves et ciblé par des sociétés guerrières spécialisées dans la prédation. Si les traites vers le monde arabe et les traites transatlantiques portent sur des quantités comparables, l'accélération capitaliste naissante réalise la ponction démographique sur une période beaucoup plus brève, déstabilisant plus fortement les sociétés qui ont du mal à reproduire leurs forces vives ; le déséquilibre accentue et pérennise le phénomène des élites prédatrices : l'économie de la capture en vue de la vente aux négriers engendre un certain type de domination exclusivement fondée sur le commerce des esclaves et la consommation ostentatoire de biens reçus de l'extérieur; ces élites à la culture tout entière tournée vers la prédation dominent des sociétés fragilisées et surexploitées, se perpétuent dans les mêmes formes à l'époque coloniale et jusque dans le monde contemporain.

Sophie ERNST

Un monde créé par l'esclavage

    Du côté des terres ayant reçu des esclaves et ayant fait fonctionner sur la durée des systèmes esclavagistes, même variété des explorations scientifiques, même vitalité. Là encore, c'est très salutaire pour les Français de sortir d'une perspective trop réduite à nos rapports métropole/ Antilles françaises. A passer du Brésil à la Louisiane, de la Virginie à la Guadeloupe, et de là à Haïti et à Puerto Rico, on change de langues, de cultures, d'histoires. On prend alors la mesure de la variété et de l'immensité du monde qui aura été définitivement marqué par le fait advenu de ces grandes déportations de population hors de leurs continents d'origine. L'immoralité des traites et des exploitations d'êtres humains ne doit pas empêcher de rendre hommage à ce que ces hommes ont créé dans les conditions très dures qui leur étaient faites. Des cultures se sont formées, et des sociétés se sont organisées, chacune vivant à sa manière les résistances et les luttes pour l'abolition d'abord, pour l'intégration égalitaire ensuite – on sait que cette histoire n'est pas terminée, et se réinstaller dans la trajectoire d'un processus long et différencié permet de mieux situer les enjeux et les possibles, les inerties et les colères légitimes, comme les avancées. A côté de la question politique de la lutte pour l'égalité et la dignité, il y a aussi celle de la culture, qui a tendance à être trop négligée. Le monde créé par l'esclavage est aussi celui de formes culturelles originales, infiniment variées, issues des stratégies de survie et d'adaptation de la part des esclaves : religions, langues, musiques, danses..., et dont les multiples développements marquent si fortement le monde contemporain – à commencer par les musiques actuelles. Les héritages sont nombreux, dans une longue histoire qui ne saurait sans réduction être considérée uniquement du point de vue du devoir de mémoire - des souffrances subies et des fautes commises.

    La surprise, quand on fait ce détour, c'est de se rendre compte que derrière ce devoir de mémoire, qui fait écran, il y a un trésor d'intelligibilité et de découvertes, qui nous rend le monde plus sensible et l'histoire des hommes plus passionnante. L'histoire et la géographie, en s'émancipant de la forme commémorative et de perspectives morales, permettent de saisir un monde bien vivant, où il y a une fraternité à construire, sur la base de cultures partagées.

Sophie ERNST

Une formation des enseignants exemplaire


    Rien que pour cette raison, qui nous permet d'envisager des transmissions moins marquées par le deuil et la désolation, cette université d'été mérite une mention toute spéciale en tant que dispositif de formation des maîtres. Il se trouve qu'elle a été, à bien des égards, un modèle du genre.

    J'ai une assez grande expérience en matière de dispositifs de formation des maîtres et une longue réflexion sur le sujet, appuyée sur l'étude comparée de plusieurs dispositifs étrangers, très divers par leurs formes et stratégies ; mon travail, généralement assez critique quant à l'insuffisant soutien institutionnel des enseignements, relativement aux difficultés pédagogiques des maîtres, m'incite à être très exigeante à l'égard des dispositifs de formation. Or, je n'ai pu qu'admirer la grande qualité de cette université d'été. Même si une telle organisation, mobilisant de nombreux étrangers, est forcément exceptionnelle et rarement reproductible, de par son coût (ici assumé en grande partie par des fonds européens sur projet), il faut reconnaître à quel point elle fut exemplaire, d'une intelligence dans ses choix et d'une utilité dans ses retombées, qui justifiaient pleinement les sommes investies.

   L'intérêt toujours apprécié d'une université d'été est de donner du temps, puisque tous les participants sont présents tout au long de la semaine ; la majorité des intervenants avaient également choisi de rester sur place, présents toute la semaine, et c'était très appréciable pour prolonger les discussions. Si l'on veut résumer d'un mot la qualité majeure de celle-ci, c'est celui de l'hétérogénéité, le mixage d'éléments différents, de façon telle que tous en étaient enrichis.

   C'était d'abord une véritable pluridisciplinarité, souvent annoncée mais rarement mise en œuvre, dans un champ d'études que les historiens dans d'autres lieux, ont parfois tendance à monopoliser ; les organisateurs ont au contraire fait le choix louable de donner la parole à des anthropologues, philosophes, sociologues, remarquablement bien choisis. Au delà des disciplines il y avait une ouverture aux supports sensibles de l'appropriation, avec un visionnement de films en soirée. On a aussi, surtout, bénéficié d'un spectacle aussi émouvant qu'étonnant, offert par les Archives nationales de l'Outre-Mer, une lecture théâtrale de textes sur l'esclavage. C'était une très belle exploitation de l'anthologie réalisée par les Archives nationales d'outre-mer, et qui laisse entrevoir quelles exploitations très accessibles au grand public peuvent être tirées de ce travail d'érudition. A une époque où les commémorations deviennent très imaginatives, où elles se révèlent soucieuses d'approfondissements cognitifs autant que sensibles, où il leur est demandé de solliciter la créativité des jeunes lycéens pour mieux les impliquer, de telles pistes sont appréciables.

L'hétérogénéité comme choix et comme stratégie, c'était surtout le couplage d'une session de formation doctorale, et d'une session de formation d'enseignants, avec des conférences communes, et des ateliers différenciés et complémentaires. On pouvait circuler librement entre les ateliers destinés aux doctorants, axés sur leurs travaux et l'exploration des champs et méthodes d'investigation, et les ateliers destinés aux enseignants, axés sur les élucidations synthétiques, les approfondissements ciblés sur les grandes questions au programme, l'exploration des problématiques, les outils d'une initiation allant d'emblée aux problèmes essentiels. En fait, ce qu'on a pu constater, c'est que tout le monde pouvait bénéficier de toutes ces approches supposées répondre à des besoins différents. On constatait que les étudiants de troisième cycle appréciaient les élucidations destinées à faciliter la transmission, d'autant plus que les conférenciers avaient tous bien accepté la demande qui leur avait été faite de fournir des outils facilement maniables par les enseignants (textes historiques, cartes, supports de documentations divers..).

D'une façon générale, on constatait, une fois de plus, que les préoccupations d'ordre didactique intégrées à l'étude scientifique ne font que renforcer l'intelligibilité des problèmes. Il n'y a pas contradiction entre ce qui est offert aux doctorants pour affiner leur compréhension des problèmes scientifiques, et ce qui est offert aux enseignants et formateurs pour leur permettre de saisir les enjeux fondamentaux de ce qui va devoir être transmis aux élèves. Les deux se complètent et se renforcent, là où les conférenciers sont de grande qualité.

De ceux-là, et des organisateurs, je n'ai cité aucun nom, délibérément – il aurait fallu les détailler, tous et dire ce qu'ils nous ont appris, et ce serait injuste d'oublier l'un ou l'autre. On doit se contenter d'adresser aux initiateurs et responsables des programmes EURESCL et IVHEET, pour qu'ils le portent à tous leurs collaborateurs, cette modeste expression d'une profonde gratitude, pour une expérience unique et marquante.

Sophie ERNST