Débat

 

Oser l'interdisciplinarité

    Les enseignants le savent bien : leur métier est d'abord, de par son organisation, un métier individualiste. En effet, la personne qui transmet et fait construire des connaissances se trouve seule face à ses élèves ; c'est elle qui, en fonction de prescriptions communes pour tous, établit la progression, fixe la programmation des cours et contrôles, tient le cap. Il n'est donc pas évident de travailler de façon interdisciplinaire, en complémentarité avec d'autres enseignants. L'expérience nous montre qu'il s'agit d'abord, pour ne pas dire essentiellement, d'affinités de personnes, de volonté de travailler ensemble, pour mettre en place une progression cohérente et complémentaire, toutes choses qui ne s'improvisent pas et demandent cohésion, concertation, dialogue permanent. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il est impossible d'aborder les questions de traite négrière et d'esclavage par un travail commun et complémentaire entre enseignants, au contraire.

  

 

Il existe bien des passerelles entre les disciplines. Bien sûr, on peut d'abord penser aborder ces questions de façon classique, via l'histoire (quand ? qui ? comment ? pour produire quoi ? acteurs ? résistances ?), la géographie (où ? ce qu'il en reste aujourd'hui dans la géographie humaine ?), les lettres (textes approuvant ou dénonçant la traite négrière et l'esclavage), la philosophie (la servitude volontaire ? la relation maître / esclave ?), l'éducation civique (esclave ou citoyen ? droits de l'homme ?) ou l'économie (organisation du système ? rentabilité ou non ? esclavage clandestin aujourd'hui ?). On pense peut-être moins à une approche croisée musique / éducation physique (atelier danse / expression corporelle sur la capoeira, par exemple), ou histoire / cuisine (découverte des cuisines créoles) ou histoire / arts (créations dans le domaine des arts plastiques). Les combinaisons sont donc vastes... 

    Enseignant l'histoire et la géographie dans un lycée d'une province rurale française, j'ai acquis une petite expérience de la « section européenne », c'est-à-dire d'un cours de civilisation qui vient en complémentarité avec un cours de langue proprement dit. En l'occurrence, dans mon cas, j'aborde avec mes élèves quelques aspects du monde latino-américain et ibérique. Et donc, entre autres questions, celle de l'esclavage aux Amériques, système auquel les Espagnols ont participé comme bien d'autres nations européennes.

    Il existe pour les lycées français un programme d'enseignement des langues, une même grille quelle que soit la langue enseignée. Les thèmes en sont très vastes, et permettent une très grande souplesse d'approche. Les voici :

    • Classe de Seconde : le vivre ensemble (mémoire, échanges, lien social, création)

    • Classe de Première : les relations de pouvoir (domination, influences, révolte, opposition)

    • Classe de Terminale : le rapport au monde (identités, interdépendances, conflits, contact des cultures)

    Il semble évident que les langues vivantes sont, elles-aussi, une entrée privilégiée pour parler de traite négrière et d'esclavage et de leurs conséquences aujourd'hui. La complémentarité avec d'autres approches (historique, géographique, culinaire...) est manifeste. Voici quelques idées, puisées dans le domaine de la littérature et de la musique, qui n'ont d'autre prétention que d'amorcer le débat.


Monde anglo-saxon

    Le roman : de Margaret Mitchell, Gone with the Wind, à Harriet Becher Stowe, Uncle Tom's Cabin, en passant par Richard Hugues, A Highwind in Jamaica ou Alex Haley, Roots, ou l'œuvre de Tony Morrison, pour ne citer que quelques titres « phares », ce ne sont pas les entrées qui manquent.

    Le monde anglo-saxon a la chance de posséder également le témoignage publié d'anciens esclaves (Frederick Douglass, Olaudah Equiano, Hannah Craft), ou le portrait romancé de Chacha de Souza (Bruce Chatwin, The Viceroy of Ouidah), sans oublier l'affaire de l'Amistad.

    L'histoire est une source inépuisable : Abraham Lincoln et la Guerre de Sécession, le développement de la Louisiane et de la Nouvelle-Orléans, la fondation de Freetown ( Sierra Leone), ou du Liberia, etc.

    La ségrégation raciale, et son cortège de temps forts, du Klu Klux Klan à Mississippi Burning, de Rosa Parks à Martin Luther King en passant par Malcom X ou le Black Power, les racines de l'apartheid en Afrique du Sud, la vigueur de la littérature africaine anglophone, sont autant de questions qui peuvent retenir l'attention des élèves.

    Et que dire du monde musical que représentent le blues, le jazz, le gospel, le reggae, le steel band ?


Monde ibéro-américain

    Là aussi l'enseignant se trouve confronté à l'embarras du choix.

    Dans le domaine des lettres, citons Alejo Carpentier, El reino de este mundo, et El siglo de las luces, Lydia Cabrera, Cuentos negros de Cuba, Nicolas Guillen, Son numero 6 et bien d'autres auteurs, à commencer par Gabriel Garcia Marquez ou Zoé Valdès.

    Le monde musical est foisonnant, de chansons classiques comme Duerme negrito, à des titres modernes (Yuri Buenaventura, Herencia africana), le mambo et la rumba, le canto negro de las Américas d'artistes venant d'Equateur, du Venezuela, du Mexique, de Colombie ou du Pérou (Susana Baca), ou l'expérience du retour aux sources, mêlant l' Afrique à la Caraïbe, de la formation Africando.

    L'histoire est richissime, de la fameuse « controverse de Valladolid » (et des débats pour ou contre la colonisation, qui ont démarré très tôt en Espagne) au phénomène des « cimarrones », de sites historiques comme Cartagena de las Indias à Trinidad et Santiago de Cuba, de figures comme Las Casas ou l'explorateur Esteban, du syncrétisme religieux comme acte de résistance et ou d'adaptation...


Monde lusophone

    Le Brésil et l' Afrique lusophone sont sources là encore inépuisables. Dans le domaine de la musique, citons la capoeira, le samba, la batucada, ou ces chants qui nous viennent du Cap Vert, de Sao Tome-e-Principe ou d' Angola ? Et est-il besoin de présenter les carnavals ?

    En histoire, celle des villes de Récife, Bahia, Ouro Preto dans le Minas Gerais, Luanda, Moçambique, etc., la période hollandaise au Brésil – première moitié du XVIIe siècle – durant laquelle est mis au point la technique du moulin à sucre, sont autant d'angles d'approches. Sans oublier tous ces navigateurs qui, aux XVe et XVIe siècles, ont ouvert tant de routes maritimes...

    On pourrait sans fin décliner le thème, en interrogeant le cinéma ou d'autres sphères linguistiques (danoise, néerlandaise). Autant d'invitations à aller plus loin, selon les affinités et les compétences de chacun.

Jean-Louis DONNADIEU