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Histoire et mémoire de l'esclavage aujourd'hui : l'exemple d'un timide réveil au cœur de la Gascogne

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(Photos J-L Donnadieu)

   L'année 2003 a été, dans le département du Gers, l'année du réveil d'une mémoire en sommeil. En effet, le bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture s'est présenté comme l'occasion de rappeler les liens étroits existant entre une famille aristocratique gasconne, les Noé, et celle du précurseur de l'indépendance d' Haïti. L'indice de départ a été une canne en gayac dite de Toussaint Louverture, que la famille Noé a conservée durant des décennies en son château au village de L'Isle-de-Noé, avant de la donner au musée de la ville de Mirande dans les années 1980. Au delà de ce cas particulier, les manifestations de 2003 ont aussi permis de rappeler combien ont été importants les liens entre la Gascogne et les Antilles aux XVIIe et XVIIIe siècles.

    Dans ce pays rural, vallonné, consacré à la polyculture, rien ne rappelle à première vue les relations historiques étroites que des centaines de Gascons ont tissées avec les îles à sucre, l'espace caribéen faisant alors figure de véritable Eldorado. Mais la Révolution à Saint-Domingue, le départ de nombre de ces Gascons vers d'autres pays d' Amérique (ou leur retour en métropole), le silence de Napoléon sur sa première défaite qu'est l'indépendance d'Haïti, et le temps qui passe, ont entrainé une considérable amnésie sur cette aventure ultramarine.

Or, deux siècles plus tard, dans un monde devenu plus resserré, où les échanges se mondialisent, où les empires coloniaux ont disparu, où le brassage des populations est considérable, la France se trouve confrontée à de nouvelles interrogations quant à son histoire coloniale. Les Antillais, Guyanais ou Réunionnais vivant dans l'Hexagone ne sont pas les derniers à questionner ce passé. Mais la place des colonies dans l'histoire nationale française a longtemps été marginale, car négligée, sinon ignorée de la plupart des métropolitains. Cette exigence renouvelée d'histoire coloniale n'en prend que plus de relief et d'acuité.

    Fin XXe siècle, en Gascogne, seule une poignée de personnes était avertie localement des travaux d'historiens comme ceux de Paul Butel sur l'importance de l'outre-mer dans l'économie de l'ensemble de l'Aquitaine, ou de Jacques de Cauna, ou encore Louis Richon, sur l'importance de l'émigration de ressortissants du grand Sud-Ouest de la France aux Amériques. Il est vrai que le manque de traces visibles et l'oubli du passé ultramarin contribuaient à cet état de fait. Si bien que l'exposition historique de l'été 2003 à L'Isle-de-Noé – parrainée par l'UNESCO, soutenue par le Secrétariat général de la Francophonie, inaugurée en présence de trois ambassadeurs (d'Haïti en France, du Bénin en France, du Bénin auprès de l'UNESCO) et de l'attachée culturelle de l'ambassade du Sénégal – accompagnée de manifestations annexes (son et lumière, exposition de peintures haïtiennes, repas antillais, contes africains, conférences, cérémonie œcuménique) ont constitué un événement jusqu'alors jamais vu dans le Gers, susceptible donc de marquer les esprits.

    Leur caractère tout à fait exceptionnel montrait de surcroît que les liens entre métropole et colonies n'étaient pas seulement une affaire de villes portuaires ou de négociants négriers, mais pouvaient concerner le cœur des campagnes. De fait, si avant 2003 fort rares étaient les élites locales averties de ces liens historiques entre la Gascogne et les Antilles, désormais le fait est davantage connu. Depuis 2006, le préfet du Gers vient désormais chaque 10 mai devant la stèle à la mémoire de Toussaint Louverture située dans le parc du château de L'Isle-de-Noé pour présider la cérémonie officielle de commémoration d'abolition de l'esclavage. Rappelons qu'outre la mémoire de°est aussi honorée la figure de Jean-Baptiste Belley, premier député noir à la Convention, dont une place du village porte le nom. Localement, cette visite protocolaire est un acquis précieux. La population y est désormais sensible.

    Il ne faudrait pas croire pour autant que ce réveil soit complètement acquis. En cette terre de rugby, l'essai marqué en 2003 reste encore, quelques années plus tard, à transformer. Ce pays rural aux petites bourgades et riants villages, relativement loin d'un grand port (Bordeaux ou Bayonne sont à 2h / 2h 30 de route) ou d'une grande ville universitaire, vit à un rythme qui lui est propre. Localement, les édiles sont sensibilisés, le fait est entendu, et on ne saurait trop souligner le dynamisme de la Société Archéologique et Historique du Gers, qui n'hésite pas à publier des articles sur les Gascons partis ailleurs. Reste qu'en 2009 on est encore loin du réveil nantais ou même bordelais. Il faudra encore bien du temps et la publication de travaux (au-delà du cas Noé, des recherches élargies à d'autres familles et à d'autres lieux de la région Midi-Pyrénées), couplés au relais de l'enseignement, pour que l'on sorte du cercle des happy few afin d'atteindre véritablement un large public. Mais un point d'ancrage existe désormais, et c'est déjà cela.

Jean-Louis DONNADIEU, 2009