Débat

Shoah, esclavage, colonisation : intérêt d'une réflexion comparative

    Il vaut la peine de réfléchir de façon comparative, et de saisir ensemble tout un ensemble d'enseignements liés à des mémoires vives. C'est pourquoi, lorsque nous avons commencé à réfléchir, à la fin des années 90, sur certains difficultés inédites dans la transmission de la Shoah, d'emblée il a paru indispensable de décloisonner. D'une part, les analyses critiques portant sur l'enseignement de la Shoah peuvent nous aider à comprendre des difficultés non pas identiques mais voisines, concernant d'autres enseignements que j'appelais alors, faute de mieux et sans être vraiment satisfaite de cette notion de « refoulés », « les refoulés de l'histoire du temps présent ». D'autre part, comme l'on commençait à voir poindre les antagonismes entre groupes communautaires, il paraissait utile à bien des points de vue de réunir pour les faire coopérer les réseaux de chercheurs et d'enseignants investis les uns dans la mémoire de la Shoah, les autres dans la mémoire de la guerre d'Algérie, voire aussi ceux qui s'intéressaient à la mémoire de l'immigration, certes moins tragique, mais pas toujours facile à intégrer dans la mémoire nationale. Ils l'ont si bien compris, que spontanément nous ont rejoints des enseignants et des formateurs qui travaillaient sur l'histoire et l'enseignement de la traite négrière et de l'esclavage, sur les répercussions de cette mémoire dans la société contemporaine.


Bénéficier de l'expérience acquise

 

    Une caractéristique que ces enseignements ont en commun, sur le plan des dispositifs pédagogiques, c'est qu'ils ont tendance à se construire en relation avec des commémorations, et avec des dispositifs de mémoire vivante : en lien avec des témoins directs, et souvent en rapport avec des « messages » d'ordre civique ou moral, et donc une certaine demande sociale qu'il faut apprendre à traiter avec tact et pertinence[1].  Du tact, parce qu'il y a de la souffrance en jeu et des demandes dont le sens est souvent obscurci par une forte émotion, et souvent des appels contradictoires. De la pertinence, parce que l'instance éducative doit avant tout garder fermement le sens de sa mission auprès des jeunes élèves, et qu'elle le fait notamment en filtrant les enjeux de mémoire, et en s'installant sur le terrain des disciplines scolaires, garante de transmissions rationnelles. Quand on sollicite un témoin, parce qu'on estime important de mettre les élèves au contact de personnes ayant réellement vécu les événements ou ayant une parole forte ancrée dans une expérience de vie, on ne va pas se mettre à critiquer leur témoignage au motif qu'il est manifestement truffé d'erreurs au regard de la science historique, ou qu'il est inféodé à une logique partisane porteuse d'aveuglements. Or, le rapport au témoin, qui passait dans le milieu scolaire pour la plus simple et la meilleure des transmissions dans le cas de la mémoire de la Shoah, révélait toutes ses complications dès lors que certaines associations d'anciens militaires ou rapatriés entendaient transférer le modèle vers la mémoire de la guerre d'Algérie, dans leur version particulière et partiale : des contacts étaient pris dans ce sens avec des responsables de l'Éducation nationale. Mais ce cas, caricatural, était le plus évidemment contestable. D'autres, moins faciles à caractériser comme abusifs, plus consensuels, allaient se proposer, multipliant les occasions d'un transfert, depuis les ambitions rationalistes strictement définies de l'enseignement d'histoire, vers les logiques plus indécises du témoignage et de la commémoration.


    Il ne s'agit pas de tout banaliser dans des catégories passe-partout, mais de comprendre, par la comparaison, ce que ces enseignements peuvent avoir de ressemblant, comment on peut bénéficier de l'expérience critique acquise sur l'enseignement de la Shoah, pour ne pas répéter les mêmes erreurs sur l'enseignement de la colonisation/décolonisation. Il était prévisible qu'un scénario plus ou moins similaire à celui de l'explosion de mémoire de la Shoah se répèterait pour les diverses dimensions des mémoires de la colonisation : c'était une question d'années. Ces questions en souffrance travaillaient la société française depuis plus de vingt à trente ans et il y avait, par rapport à ce qui était perçu comme des ajustements nécessaires de l'enseignement, des retards considérables.

   

    Cette option comparative, qui pouvait sembler de simple bon sens, n'a pas manqué d'être attaquée, ici et là, au nom de « l'unicité de la Shoah ». Loin de nous pourtant, bien au contraire, la tentation de banaliser les crimes nazis : la plupart des organisateurs et participants étaient à titre personnel ou professionnel fortement impliqués dans la transmission de la mémoire de la Shoah. Simplement, ayant eu, durant les quinze dernières années, à élaborer pour cette question-là nombre de difficultés conceptuelles et pratiques, nous nous sentions mieux armés pour aborder une classe de problèmes similaires impliquant les mémoires individuelles et collectives, le refoulement et la gêne par rapport à des crimes commis et des souffrances subies, le rapport à l'identité nationale et à l'idéal républicain. Si les objets historiques devaient être étudiés pour eux-mêmes et non rabattus les uns sur les autres, si les problèmes politiques qu'ils soulevaient n'étaient pas semblables, néanmoins les problèmes pédagogiques présentaient des similitudes, par les interférences que produisaient les mémoires, et par les vives sollicitations de morale qu'elles portaient.


Il nous fallait d'un côté bien distinguer ce qui était de l'ordre de la mémoire, et ce qui était de l'ordre de l'histoire. Mais peut-être pas se contenter d'énoncer cette distinction comme un cloisonnement étanche, car on ne pouvait pas faire comme si ces enseignements n'étaient pas chargés d'enjeux intensément vécus. Pouvait-on travailler avec les mémoires, plutôt que contre elles, malgré elles, sans elles... sans pour autant être inféodé aux mémoires tyranniques ? Pouvait-on accueillir, sinon traiter, les problèmes moraux et politiques que la révélation de ces crimes posait, sans sombrer dans l'injonction creuse, le moralisme convenu, la posture facile de dénonciation ? Avait-on besoin, pour former des citoyens plus lucides et plus responsables, de laisser circuler toutes sortes d'affects mal contrôlés comme la culpabilité, le ressentiment, la honte, le dégoût... À quoi s'exposait-on à exacerber des émotions sans les comprendre ni les élaborer ? Ces enseignements mettaient en cause, tous, une image trop idéalisée de la nation, de la République, de l'État, de la France : pouvait-on assumer l'histoire vraie du passé sans tomber dans une posture de pure dénonciation ?

    Car si la propagande nationaliste chauvine avait révélé ses dangers dans l'expérience terrible des conflits du xxe siècle, néanmoins la posture inverse de dénonciation critique, exclusivement critique, ne pouvait pas se soutenir comme système de formation de la jeunesse. La dénonciation, qui peut avoir dans la cité une fonction démocratique de contrôle du pouvoir, ponctuellement et sur des sujets précis, est une posture intenable dans cette fonction d'institution des sujets. De ce point de vue, la question de l'intégration est tout à fait générale et concerne tous les nouveaux venus au monde que sont les enfants, pas seulement et pas principalement les enfants issus de l'immigration. L'intégration des enfants à la collectivité ne peut pas consister à les placer dans l'extériorité critique, il y a aussi à les accueillir au sein de cette collectivité, à les munir des significations qui font vivre cette collectivité. La quasi-totalité des enseignants se veulent critiques mais ne se veulent pas dénonciateurs.

    Mais on conçoit qu'ils éprouvent de la gêne à manier certaines catégories-valeurs et à traiter certains événements peu aptes à rehausser le prestige de ces englobants que sont l'État, la nation, la France, la République – indispensables, fragiles, faillibles : ambivalents.

    Intégrer à une culture rationaliste qui se veut critique, c'est un projet qui porte un certain nombre de contradictions inévitables, puisqu'en jugeant les lois, on peut être amené à ne pas les aimer, et à leur désobéir. Le projet d'intégrer à une société en transmettant des savoirs et des compétences qui ont la particularité de porter une intentionnalité critique, amène forcément des contradictions qui ne seront jamais résolues ; les difficultés d'enseigner en sont aussi la traduction au niveau de l'enseignement de l'histoire.

    Rien qui ne soit surmontable au moins d'un point de vue pragmatique, sans doute, mais à condition d'y réfléchir posément, en posant les problèmes.



Sophie Ernst ( INRP, ECEHG)

 

 

 

1.
On lira dans la quatrième partie de cet ouvrage, la contribution d'Henry Rousso sur ce sujet de l'historien confronté à la demande sociale.