Marronnage « grève » à l'habitation des Manquets en 1782 (Saint-Domingue)

 

    Il s'agit d'extraits de trois lettres datées de 1782 et issues de la correspondance au départ qu'envoyait le procureur d'une sucrerie au propriétaire absent car résidant en France ; en l'occurrence celui qui écrit s'appelle Antoine-François Bayon de Libertat, procureur du comte Louis-Pantaléon de Noé pour sa grande sucrerie des Manquets, située au quartier de l'Acul-du-Nord (nord de Saint-Domingue, non loin de la ville du Cap-Français). La sucrerie d'Héricourt-Noé, dite « les Manquets », est la plus grande sucrerie (environ 700 ha, dont 300 plantés en canne à la veille de la Révolution) du quartier de l'Acul-du-Nord (Victor Hugo s'en sert de décor pour Bug Jargal). Le propriétaire en titre est le comte Louis-Pantaléon de Noé, seigneur de L'Isle-de-Noé (Gers) – village de Gascogne où il réside – et créole (natif du nord de Saint-Domingue). Par ailleurs, Antoine-François Bayon de Libertat détenait la procuration de Pantaléon II de Bréda, oncle du comte de Noé, pour gérer les deux habitations Bréda situées au Haut-du-Cap et dans la Plaine-du-Nord. On sait aussi qu'en 1789 Antoine-François Bayon de Libertat fut renvoyé de son poste de procureur des habitations Bréda pour gestion malhonnête : il avait, entre autres, détourné un quart des esclaves de la sucrerie Bréda à la Plaine-du-Nord, ainsi que des mulets, pour finir d'établir sa propre sucrerie au quartier du Limbé. Les quatre co-propriétaires (dont le comte de Noé) ont fini par s'en apercevoir… Toussaint Louverture est lui né à Bréda du Haut-du-Cap et la tradition a retenu qu'il fut un temps cocher de Bayon de Libertat.

    En 1782 survient donc aux Manquets une véritable grève d'esclaves, un marronnage collectif. Ce genre d'affaires, observé par Yvan Debbasch [1] , montre que les relations entre maîtres et esclaves ne sont pas aussi simples que l'on croit habituellement. Que se passe-t-il, pour autant qu'on puisse le savoir puisque nous n'avons que la correspondance de Bayon pour nous l'expliquer, correspondance dans laquelle il se présente évidemment à son avantage et ne donne que sa version des faits ?

    En pleine récolte, l'atelier au complet – une soixantaine d'hommes – s'enfuit dans les mornes avoisinants. Pour qu'un tel mouvement se produise, il faut une bonne raison, Bayon nous laisse seulement à penser qu'il s'agit d'une protestation envers l'économe (comptable) qui aurait eu des mots critiques, sinon humiliants. Nous ne saurons jamais si cette raison est la bonne ou si une affaire plus grave – un accident ? – explique un tel acte de résistance. Toujours est-il que pour faire revenir le groupe au complet, Bayon fait savoir qu'il est prêt à envoyer une compagnie de mulâtres ratisser les environs (ce qui est d'une efficacité fort aléatoire du fait des reliefs) et certainement, en sous-main, réussit à rétablir le contact avec les meneurs, les commandeurs (contremaîtres noirs) Jean-Jacques et Hippolyte, pour que tout rentre rapidement dans l'ordre. D'où une mise en scène qui sauve la face des deux parties. Il semble bien qu'il n'y ait pas eu de sanction (le code noir n'est pas appliqué à la lettre, loin s'en faut) et comme l'incident est clos, le propriétaire (le comte de Noé) n'a pas demandé à en savoir davantage. Cependant, dans les lettres suivantes, Bayon en rajoute sur les meneurs pour les présenter sous un mauvais jour, comme des trafiquants de nourriture (ce qui confirme qu'aux Manquets, comme ailleurs, les esclaves ont faim) et des amateurs de tafia.

    Cette grève est un incident fort rare à Saint-Domingue, avant 1791, mais non unique. L'historien David Geggus en a relevé quatre en 1785 et deux en 1789 dans diverses habitations de la Plaine du Nord. Aux Manquets même un nouvel incident survient en 1786, sur lequel nous ne sommes malheureusement pas renseignés, tout rentrant apparemment dans l'ordre selon la seule source que nous possédons, cette correspondance du procureur Antoine-François Bayon de Libertat, fort peu loquace quand il n'est pas à son avantage...

    Au-delà de l'affaire en elle-même, il faut savoir dans le cas des Manquets que la charge de travail tombant sur les épaules des esclaves va considérablement s'accroître dans la décennie précédant la grande révolte de 1791. En effet, pour un effectif d'esclaves à peu près constant, sinon peut-être même en diminution, la superficie plantée en canne à sucre va augmenter de deux tiers, passant de 156,5 carreaux (202 ha environ) à 264 carreaux (340 ha environ). Avec tous les risques de souffrances, de rancœur et de colère rentrée qui en découlent.

Jean-Louis DONNADIEU

 

1.
DEBBASCH (Yvan), « Le marronnage, essai sur la désertion de l'esclave antillais », l'Année sociologique, 1961.