Le théologien Jean Bellon de Saint-Quentin justifie l'esclavage des « nègres » au temps des Lumières, 1764

 

    Le théologien, Jean Bellon de Saint-Quentin publie en 1764 une Dissertation sur la traite et le commerce des nègres, de 82 pages, suivie de trois «lettres d'un théologien à un négociant », (174 pages au total). L'ouvrage parait au lendemain de la fin de la guerre de 7 ans, en 1763, qui avait interrompu la traite négrière française. Celle-ci redémarre alors très vigoureusement : plus de 15000 esclaves embarqués chaque année sur des navires français et elle croît très fortement jusqu'à la Révolution française, sauf pendant la guerre d'indépendance américaine (plus de 25 000 esclaves en 1778 et plus de 50 000 esclaves en 1790).

   L'auteur est connu seulement par cet ouvrage, qui reflète tant les inquiétudes du temps sur la licéité de la traite et de l'esclavage, que les arguments anciens, répandus depuis le XVe s., pour justifier la traite et l'esclavage des noirs. Dès 1455 (Bulle « Romanus Pontifex »), l'Eglise a apporté sa caution à la traite des noirs, qu'elle n'a condamnée qu'en 1839 [1],  l'abbé Raynal ou l'abbé Grégoire. Elles se renforcent à partir du milieu du XVIIIe s., et se traduisent par de nombreuses publications, littéraires notamment ainsi que philosophiques, et par la création de la Société des Amis des Noirs, sur le modèle britannique, en 1788.

On pourra se reporter à :

  • Jean EHRARD, Lumières et esclavage. L'esclavage colonial et l'opinion publique en France au XVIIIe s., Bruxelles : A. Versaille, 2008

  • Pierre H. BOULLE, Race et esclavage dans la France d'Ancien Régime, Paris : Perrin, 2007

  • Alphonse QUENUM, Les Eglises Chrétiennes et la traite atlantique du XVe au XIXe s., Paris : Karthala, 1993


M-A de Suremain

 

 

 

1.
Dans sa lettre « Veritas Ipsa» du 2 juin 1537, le pape Paul III condamne la traite et l'esclavage « des Indiens et de tout autre peuple qui pourrait être découvert plus tard par les Catholiques », mais il n'aborde pas explicitement la question des noirs. Pour la première fois cependant, un pape ne fait pas de distinction entre chrétiens et non chrétiens./ref}. Au plus fort de la traite négrière, Rome est restée totalement silencieuse.

   L'enjeu de cette dissertation est donc de justifier si oui ou non il est permis d'un point de vue chrétien de posséder des esclaves et par conséquent, de réduire en esclavage les noirs de Guinée, c'est-à-dire d'Afrique de l'Ouest et d'en faire commerce.

    La question est cruciale : d'une part en raison des enjeux économiques - la traite est en pleine expansion ; d'autre part, parce que l'Eglise reconnaît que les noirs ont une âme et encourage à leur conversion. Peut-on alors justifier que des « enfants de Dieu » puissent être réduits à cette condition d'esclave et objet d'un trafic, comme de simples marchandises ?

    Dans cette dissertation l'auteur entend répondre à des questions posées par un traitant et réfuter une à une toutes les critiques faites au commerce des esclaves et à l'esclavage lui-même. Tout l'enjeu de cette argumentation est de présenter l'esclavage des noirs comme un moindre mal et même une amélioration par rapport au sort qu'ils connaissent en Afrique.

    Dans les extraits sélectionnés, plusieurs arguments sont utilisés :

  • Une justification biblique : le théologien fait référence à un épisode de la Genèse. Le récit biblique raconte qu'après avoir abusé de vin, Noé s'endormit, nu. Ayant vu cela, son fils Cham appela ses deux frères Sèm et Japhet pour se moquer de lui. Mais ceux-ci s'approchèrent à reculons de leur père pour ne pas le voir ainsi et posèrent une couverture sur son corps. A son réveil, Noé apprit ce qui s'était passé et maudit Cham et sa descendance, les condamnant à être les serviteurs de Sèm, Japhet et de leurs descendants. Dans cet épisode biblique, il n'est fait aucune mention de la « couleur » de Cham. Jean Bellon de Saint-Quentin ne dit pas exactement que les noirs de Guinée sont les descendants de Cham, mais il établit un parallèle entre la malédiction pesant sur les descendants de Cham, justifiée par la Bible, et les guerres continuelles frappant les Africains, qui seraient à l'origine de leur condition d'esclaves. Ils constitueraient donc une population maudite. Tout au long de sa dissertation, il s'appuie sur l'Ancien Testament, ainsi que les écrits de Paul et des exemples tirés de la vie des premiers chrétiens pour justifier l'existence d'esclave et le fait que certaines personnes en possèdent légitimement.

  • Une amélioration de leur condition d'esclave : les Européens pratiquant la traite des Africains ne sont pas présentés comme la cause de l'asservissement de ceux-ci, qui le seraient déjà. Au contraire, selon Jean Bellon de Saint-Quentin, les Européens font passer les Africains « d'une servitude excessivement dure [...] en une autre incomparablement plus douce et plus tolérable ». Ils sauvent même la vie « à quantité de malheureux, qui sont tués par leurs maîtres quand ils ne trouvent pas à les vendre ». Ce type d'argument exagère l'importance des guerres en Afrique (que l'on pense à l'Europe à la même époque) et dédouane ainsi les Européens de toute responsabilité dans la réduction en esclavage des Africains. Il existait en effet des prisonniers de guerre qui pouvaient être vendus comme esclaves. Mais l'extraordinaire croissance de la demande en esclaves pour fournir les plantations coloniales européennes en main d'œuvre, a stimulé guerres et razzias en Afrique. Par ailleurs, il existait d'autres causes de réduction en esclavage : dettes, punition de crimes, abandons, famine... Mais il est plus commode de présenter l'Afrique comme un espace de conflits incessants, ce qui évite de prendre en compte le rôle de la demande européenne dans cette expansion sans précédent de la traite des esclaves. Dans d'autres passages de la dissertation, l'auteur compare aussi la réduction en esclavage à la réquisition pour l'armée et estime celle-ci nettement plus pénible et dangereuse pour les hommes concernés. La stratégie d'argumentation est donc fondée sur l'euphémisation des rigueurs de la condition d'esclave.

  • Les Européens en se livrant à ce commerce permettent la conversion des Africains à la religion chrétienne : cet esclavage leur permet « de parvenir à la connaissance de Jésus-Christ et de son Evangile ». Selon l'auteur, c'est donc faire œuvre pieuse que de réduire en esclavage les noirs d'Afrique et de les ouvrir ainsi aux lumières de la « vraie religion ».

Finalement, les Européens sont présentés à la fois comme les outils de la réalisation des plans de la Providence pour le bien des hommes, et comme agissant conformément aux principes du « droit naturel ». La mise en place de la traite des noirs au XVIe s. par les Européens est présentée comme un bien : pour pallier la disparition des Indiens dans les Caraïbes, par épuisement dans les mines, les plantations, ou par maladies, les Portugais et les Espagnols font venir des noirs d'Afrique dès 1502. « C'est un bien que la Providence ait permis, que le besoin qu'on ait eu des nègres dans nos colonies, pour la culture des terres, ait engagé les Européens à ces sortes de traites ». Selon Jean Bellon de Saint-Quentin, ce trafic qui répond à des besoins économiques a produit une amélioration du sort des noirs, sans contradiction avec le « droit naturel ». Il pense donc parvenir à justifier l'esclavage à la fois du point de vue théologique et juridique et philosophique, sans contradiction avec le respect du droit naturel, ce qui rejoint dans une certaine mesure l'esprit des Lumières.

   Les arguments défendus par Jean Bellon de Saint-Quentin dépassent le cercle des hommes d'Eglise et nourrissent les discours esclavagistes des planteurs et des négociants également.L'argument religieux pour justifier la traite et l'esclavage est ancien, développé dès le XVIe s., mais dans les années 1770, toute une série de traités défendant l'esclavage sont publiés et renouvellent le genre en s'appuyant sur les sciences.

  Mais les contradictions apportées par les Lumières à de telles arguments sont nombreuses - Condorcet, Diderot, le chevalier de Jaucourt ... -, mais aussi par des hommes d'Eglise, hommes de lettres indépendants aussi, comme le père Labat, l'abbé Prévost {ref}Antoine François PREVOST, Le pour et contre, Paris : Didot, tome IV, 1733-1740 (20 vol.)