Le colon M L-E Moreau de Saint-Méry défend la traite, 1791




    Médéric Louis-Elie Moreau de Saint Méry (1750-1819), né d'une famille créole à la Martinique, reçu avocat au Parlement de Paris en 1771, s'installe à Saint-Domingue comme avocat et riche propriétaire. Venu en France, recommandé par un ancien intendant de la Martinique devenu conseiller du ministre de la Marine, il publie un recueil des Lois et Constitutions des Colonies françaises de l'Amérique sous le Vent 1 , et revient en 1786 au Cap français à Saint-Domingue, comme membre du Conseil supérieur. Moreau de Saint-Méry est en contact avec des loges maçonniques métropolitaines et établit des liens avec le Cercle des Philadelphes fondés à Saint-Domingue en 1784. Il revient à Paris pour la convocation des états-généraux en 1789 et rédige le cahier de doléances des colons de Saint-Domingue. Il est l'un des fondateurs en août du club de l'hôtel de Massiac , qui défend les intérêts des colons et lutte contre la Société des Amis des Noirs, fondée par Brissot et Condorcet en 1788. Les colons en effet ne sont pas représentés dans un premier temps à l'Assemblée nationale. Brissot se méfie de ces hommes qui possèdent des esclaves et qui ne défendent pas la liberté de la nation. Mais ces représentants des « grands Blancs » des colonies (non les libres de couleur ou les mulâtres) qui se présentent eux aussi comme des opprimés, par le régime de l'exclusif notamment son finalement admis à l'Assemblée nationale constituante et Moreau de Saint-Méry est nommé député de la Martinique le 14 octobre 1789.

    Les membres du club de Massiac remportent des victoires contre la Société des Amis des Noirs et les défenseurs de l'égalité entre tous les hommes en 1790 : les décrets des 8 mars et 12 octobre 1790 établissent que les décrets de l'Assemblée nationale seront simplement envoyés aux assemblées coloniales, où ne siègent que des blancs, et que ce sont celles-ci qui décideront de leur application ou non dans les colonies. L'universalité proclamée des lois ou décrets révolutionnaires est donc limitée par cette coupure entre assemblée nationale - métropolitaine en fait - et assemblées coloniales.

    Moreau de Saint-Méry représente bien le point de vue de la classe dominante des colons, de plus en plus crispée sur le préjugé de couleur et soucieuse de maintenir la plus grande distance entre blancs, libres de couleur et esclaves – position paradoxale pour un métis ? Elle témoigne de la capacité à intérioriser des codes et hiérarchies coloniales ségrégationnistes, quelle que soit la généalogie ou l'histoire de l'auteur, et le souci de renforcer une classe dominante à laquelle il appartient, numériquement minoritaire mais bien distincte des deux autres catégories.

    Le titre de l'ouvrage - un ensemble de considérations s'opposant aux thèses abolitionnistes - indique en quel mépris il tient les membres de la Société des Amis des Noirs, désignés comme « quelques soi-disant amis des noirs », et qu'il tient comme responsables de troubles dans les colonies. Le surnom très péjoratif à l'époque de « négrophiles » est aussi utilisé pour disqualifier ces hommes, violemment attaqués à travers brochures et discours. Ce texte daté du 1er mars, fut diffusé au début du mois d'avril. Il s'agit de préparer un débat à l'Assemblée nationale qui portera sur la remise en cause ou non de l'ordre colonial par les principes révolutionnaires.

    Pour défendre le système de la traite et de l'esclavage, Moreau de Saint-Méry 2 insiste moins sur des considérations liées au préjuge de couleur, que sur des arguments de nature économique qui ont une grande portée dans l'opinion de l'époque.

    Il souligne tout d'abord que les Français ne sont pas les seuls à pratiquer la traite négrière, ce qui rendrait leur retrait de ce trafic inutile : les autres puissances coloniales continueraient leur trafic et occuperaient immédiatement la place laissée libre par la France, ce qui n'aurait aucun impact sur la situation des Africains. Il s'appuie sur l'argument de la concurrence commerciale entre puissances européennes pour réfuter toute possibilité de diminuer la traite et répond ainsi de manière pragmatique à l'argument de la Société des Amis des Noirs fondé sur le respect du droit naturel : l'arrêt de ce trafic au nom de considérations morales, religieuses ou philosophiques serait sans impact sur la réalité.

    Les Portugais et les Espagnols furent en effet les premières puissances européennes à s'engager dans la traite négrière dès le XVe s., à destination de l'Europe et de l'Amérique. Au XVIIIe s., l'Angleterre est la plus grande puissance traitante mais à la fin des années 1780 le trafic négrier français a rejoint ce niveau. Les autres grandes puissances traitantes européennes, à un niveau moindre, sont les Pays-Bas puis le Danemark. Ces Etats ou compagnies privées de ces nations possèdent des forts négriers le long des côtes de l'Afrique, sur la « côte de l'or » par exemple (actuel Ghana).

    Le premier argument de Moreau de Saint-Méry est donc d'insister sur l'inutilité de la suppression de la traite.

    Son deuxième argument est qu'elle entraînerait l'appauvrissement des colonies françaises au bénéfice des Anglais. Il envisage deux hypothèses : dans le premier cas de figure, les colons achèteraient leurs esclaves à des marchands étrangers, à commencer par ceux de la première nation traitante. Dans le second cas, ils devraient se limiter aux esclaves possédés alors dans les Iles. Or la mortalité des esclaves est telle que le renouvellement des générations des esclaves n'est pas assuré. Pour que la main d'œuvre des plantations se maintienne ou augmente, les colons achètent habituellement de nouveaux esclaves. En supprimant cette possibilité, Moreau de Saint-Méry prédit l'effondrement économique de la France face à la concurrence des autres puissances coloniales. Cette analyse s'inscrit dans une vision mercantile de l'économie politique, dominante à l'époque, qui associe la puissance des nations à l'intensité de leurs échanges commerciaux. Il justifie aussi dans cet ouvrage le recours à la main d'œuvre contrainte pour assurer la prospérité économique des Iles.

C'est donc par « réalisme » économique et politique que Moreau de Saint-Méry prétend que la France ne peut faire l'économie de la traite négrière.

    Pourtant en 1791, certains députés, comme Viefville des Essarts, Robespierre, C. Desmoulins ou Dupont de Nemours, opposent à ce raisonnement l'argument philosophique et moral qu'ils estiment prééminent sur tout autre et qui condamne sans appel tout trafic d'êtres humains. Ils sont prêts à prendre le risque de la perte ou de l'effondrement économique des colonies plutôt que de contredire les principes de liberté et d'égalité posés par la Révolution, mais ils sont minoritaires.

    Moreau de Saint-Méry, au contraire, en s'appuyant sur des arguments économiques et sur la défense du droit de propriété, soutient le décret de l'assemblée du 12 mai 1791 qui laisse l'exclusivité de l'initiative des lois sur les esclaves, appelés « non libres », aux assemblées coloniales et décrète de fait « constitutionnellement l'esclavage » (Robespierre). Le décret du 15 mai 1791 ne donne la citoyenneté qu'aux hommes libres de couleur nés de parents libres mais cette demi-mesure suscite la colère des colons et parmi eux Moreau de Saint-Méry.

    Ce décret n'est en fait pas appliqué et révoqué en septembre 1791. La constitution monarchique du 3 septembre 1791 et la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ne touche pas alors les colonies et possessions françaises ultramarines. Les représentations dévalorisant les hommes de couleur et les enjeux économiques sont tels que les arguments des esclavagistes restent très efficaces.

    Ce texte permet de confronter avec les élèves les principes de respect des droits naturels proclamés par la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen en 1789 et la force des intérêts économiques qui en remettent en question l'application.

    C'est une manière de mettre en lumière, de manière incarnée, à travers le cas des esclaves, la distinction entre le droit naturel et le droit positif, et de montrer les limites de l'universalité : les colonies ne sont pas régies par la constitution et les lois de l'Assemblée métropolitaine. Celle-ci, malgré la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, donne même une existence légale à l'esclavage par le décret du 12 mai 1791.

On pourra se reporter à

  • Moreau de Saint-Méry ou les ambiguïtés d'un créole des Lumières, Fort de France : Dominique Taffin, 2006

  • Florence GAUTHIER, L'aristocratie de l'épiderme. Le combat de la Société des Citoyens de Couleur, 1789-1791, Paris : CNRS Editions, 2007

M-A de SUREMAIN