La Convention abolit l'esclavage le 4 février 1794 / 16 pluviôse An II

 

    Delacroix (d'Eure et Loire). En travaillant à la constitution du peuple français nous n'avons pas porté nos regards sur les malheureux hommes de couleur. La postérité aura un grand reproche à nous faire de ce côté ; mais nous devons réparer ce tort. Inutilement avons-nous décrété que nul droit féodal ne serait perçu dans la République française. Vous venez d'entendre un de nos collègues dire qu'il y a encore des esclaves dans nos colonies. Il est temps de nous élever à la hauteur des principes de la liberté et de l'égalité. On aurait beau dire que nous ne reconnaissons pas d'esclaves en France, n'est-il pas vrai que les hommes de couleur sont esclaves dans nos colonies ? Proclamons la liberté des hommes de couleur. En faisant cet acte de justice, vous donnez un grand exemple aux hommes de couleur esclaves dans les colonies anglaises et espagnoles. Les hommes de couleur ont, comme nous, voulu briser leurs fers ; nous avons brisé les nôtres, nous n'avons voulu nous soumettre au joug d'aucun maître ; accordons-leur le même bien-fait (On applaudit)

    Levasseur. S'il était possible de mettre sous les yeux de la Convention le tableau déchirant des maux de l'esclavage, je la ferais frémir de l'aristocratie exercée dans nos colonies par quelques blancs.

    Delacroix. Président, ne souffre pas que la Convention se déshonore par une plus longue discussion

   [Il propose la rédaction suivante]

    La Convention nationale décrète que l'esclavage est aboli dans toute l'étendue du territoire de la République ; en conséquence, tous les hommes sans distinction de couleur jouiront des droits de citoyens français.

    Quelques membres vouloient que le mot esclavage ne souillât pont un décret de la Convention, d'autant, disoient-ils, que la liberté est un droit de la nature.

    Grégoire insiste. Il faut, dit-il que le mot esclavage y soit inclus ; sans cela l'on prétendroit encore que vous avez voulu dire autre chose ; et vous voulez que tout esclavage disparoisse.

    L'assemblée entière se lève par acclamation.

    Le Président prononce l'abolition de l'esclavage au milieu des applaudissements et des cris mille fois répétés de vive la république ; vive la Convention ; vive la Montagne !

    A peine ce décret est-il prononcé que les trois députés des colonies sont étroitement serrés dans les bras de leurs collègues, qui les félicitent de jouir enfin des droits attachés à leur qualité d'hommes ; ceux-ci se précipitent au bureau, et par les plus vifs applaudissements ils témoignent au président, au nom de tous leurs frères des colonies, la vive reconnoissance dont ils sont pénétrés. Cette scène attendrissante est longtemps prolongée au milieu de l'enthousiasme général, et des cris mille fois répétés de Vive la République ! Vive la Convention ! vive la Montagne !
[...]

    Cambon. Un citoyenne de couleur, qui assiste régulièrement aux séances de la Convention, et qui a partagé tous les mouvements révolutionnaires, vient de ressentir une joie si vive, en voyant la liberté accordée par nous à tous ses frères, qu'elle a entièrement perdu connaissance. (On applaudit) Je demande que ce fait soit consigné au procès-verbal ; que cette citoyenne, admise à la séance, reçoive au moins cette reconnaissance de ses vertus civiques.

    Cette proposition est décrétée.

    On voit sur le premier banc de l'amphithéâtre, à la gauche du président, cette citoyenne qui essuie les larmes que cette scène attendrissante fait couler de ses yeux. (on applaudit).
[...]

    Danton. Nous avions déshonoré notre gloire en tronquant nos travaux. Les grands principes développés par le vertueux Las-Casas avaient été méconnus. Nous travaillons pour les générations futures, lançons la liberté dans les colonies ; c'est aujourd'hui que l'Anglais est mort. (On applaudit). En jetant la liberté dans le nouveau monde, elle y portera des fruits abondants, elle y poussera des racines profondes. En vain Pitt et ses complices voudront par des considérations politiques écarter la jouissance de ce bienfait, ils vont être entraînés dans le néant ; la France va reprendre le rang et l'influence que lui assurent son énergie, son sol et sa population. Nous jouirons nous-mêmes de notre générosité, mais nous ne l'étendrons point au-delà des bornes de la sagesse. Nous abattrons les tyrans, comme nous avons écrasé les hommes perfides qui voulaient faire rétrograder la Révolution. Ne perdons point notre énergie ; lançons nos frégates ; soyons sûrs des bénédictions de l'univers et de la postérité, et décrétons le renvoi des mesures à l'examen des comités. »

M-A de SUREMAIN


Source : Séance du 16 pluviôse An II (4 février 1794), Archives parlementaires