Le général Baudry des Lozières soutient la traite et l'esclavage dans les colonies, 1802




   Louis-Narcisse Baudry des Lozières (1751-1841) est d'abord avocat, puis rapidement doyen et bâtonnier. Mais il abandonne la magistrature en 1788, pour se consacrer à ses activités de planteur à Saint-Domingue et surtout rejoindre l'armée. Il devient colonel-inspecteur des dragons du régiment de Port-au-Prince. En 1784, il crée et préside le cercle des Philadelphes, société dédiée à l'amélioration de l'agriculture, de l'industrie, des arts et des sciences. Il charge son beau-frère M. L-E Moreau de Saint-Méry, alors à Paris, d'établir des liens avec la franc-maçonnerie en métropole.

    Après le soulèvement des mulâtres et des esclaves en 1791, il se réfugie en Louisiane en 1793, contrée qu'il a tout loisir de parcourir et d'observer. Il écrit le récit de ses voyages :

    • Voyage à la Louisiane et sur le continent de l'Amérique septentrionale, fait dans les années 1794 à 1798, Paris : Dentu, an XI-1802

    • Second voyage à la Louisiane..., Paris : Charles, an XI-1803 [1]

    Il se présente alors comme « historiographe de la marine et des colonies ». Il publie ces ouvrages au moment où la Louisiane, qui fut cédée aux Espagnols en 1762 - de manière effective en 1769 - est rétrocédée à la France en 1800. Mais elle est vendue aux Etats-Unis dès 1803.

    Ces ouvrages présentent une histoire de la conquête de la Louisiane par la France autant qu'une description de la société, des usages et des réflexions sur la bonne manière de coloniser et de tirer profit des richesses de ces terres, guide à l'usage des futurs colons de Louisiane. L'auteur rend hommage au recueil des lois coloniales de Saint-Domingue réalisé par Moreau de Saint-Méry, et donne en modèle l'administration de cette île. Il exprime aussi toute sa défiance à l'égard de la « nature » des esclaves noirs.

    Le second voyage consiste en une biographie du général Grondel, qui commanda en Louisiane, une présentation des richesses de ce territoire, et la poursuite de ses réflexions coloniales, avec une charge toujours aussi forte contre les noirs et les esclaves. On y trouve des informations sur la traite et l'esclavage : il donne un « aperçu des côtes de l'Angola, des mœurs des « peuplades nègres » et un vocabulaire congo. L'ouvrage est dédié « à tous les colons honnêtes, victimes de la révolution des nigrophiles », c'est-à-dire les planteurs de Saint-Domingue et des colonies françaises, qui ont perdu leurs esclaves après les abolitions de 1793 à Saint-Domingue et l'abolition de la traite et de l'esclavage par la Convention le 4 février 1794. Il défend en effet le rétablissement de l'esclavage et s'emploie à réfuter et disqualifier les arguments des abolitionnistes dans son ouvrage Les égarements du nigrophilisme [2],  publié en 1802 également, au moment où se déploie une forte campagne en ce sens. Le terme même de nigrophile est alors extrêmement péjoratif et s'applique aux défenseurs des noirs, en particulier lorsqu'ils sont réduits en esclavage.

    Le propos de l'ouvrage s'articule en une série « d'entretiens d'un fils avec l'ombre de son père », décédé en 1791, à partir de l'expérience biographique de l'auteur. Il y expose sa pensée sur les colonies et l'intérêt qu'il y aurait pour la France, selon lui, à les restaurer ainsi que l'esclavage.

    Baudry des Lozières s'attache d'abord à disqualifier les arguments des abolitionnistes : selon lui, c'est le « fanatisme des philosophes » - c'est-à-dire de personnes qui spéculent sans connaître les colonies - qui conduit à avoir une vision négative de l'esclavage. Partant de son expérience de colon, il prétend s'employer à rétablir la vérité et à juger l'esclavage à l'aune de ses effets et commence par éprouver son utilité.

    Il souligne combien les colonies sont des sources de richesse exceptionnelles, grâce à la production de produits tropicaux de luxe, tel le sucre – comme à Saint-Domingue -, le café, l'indigo – notamment en Louisiane -, dont la métropole ne peut plus se passer. Le respect des droits naturels des hommes soumis à la traite et réduits en esclavage est, pour l'auteur, tout à fait second en regard des intérêts économiques.

    Cette richesse repose en effet sur une force de travail très abondante, une quantité de « bras cultivateurs, par la sagesse de l'économie dans leur emploi », périphrase qui permet de ne pas mentionner l'esclavage, c'est-à-dire une main d'œuvre quasiment gratuite. On peut relever aussi que la personne de l'esclave est ramenée à la synecdoque : les « bras cultivateurs ».

    L'argument économique du faible coût de la main d'œuvre et de son nombre pour assurer la richesse de la métropole est complété par la référence au climat : celui-ci étant malsain pour les Européens, les « bras » ne peuvent être que noirs. Des travailleurs européens, « engagés » ou « trente six mois » en référence à la durée de leur contrat au service d'un maître après quoi ils redevenaient libres, avaient en effet été frappés par des taux de mortalité très élevés. Mais l'argument paraît bien commode - la condition des esclaves noirs n'est pas moins difficile que celle des blancs – et particulièrement spécieux dans le cas de Baudry des Lozières. En effet, dans son Voyage à la Louisiane, l'auteur dénonce l'ignorance et l'incapacité des médecins sous les tropiques. Le besoin de « changement d'air » pour soigner les maladies des Européens est selon lui moins la preuve de l'incommodité du climat pour les blancs que l'aveu de la médiocrité de ces praticiens. Ce type d'argumentation, permettant de prohiber le travail agricole des blancs, est cependant de poids pour des lecteurs européens, à l'époque de la diffusion de la « théorie des climats » de Montesquieu.

     Il passe ensuite à la défense de la traite : elle devient sous sa plume une institution philanthropique ! Singulière façon de répondre aux arguments des abolitionnistes fondés sur le respect du droit naturel de chaque homme à être libre. Comme de coutume chez les partisans de la traite négrière, les peuples africains sont présentés comme dévastés par des guerres perpétuelles, et le plus souvent promis à une mort certaine après tourments, supplices et sacrifices humains des plus effroyables. S'il existe des guerres en effet en Afrique, tout comme en Europe à la même époque, elles sont encouragées par le développement même de la traite, les marchands cherchant un nombre toujours plus grand d'esclaves à acheter sur les côtes africaines. La traite encourage guerres et razzias en donnant un débouché commercial à ces « prises de captifs ».

    L'argument suivant est plus complexe : à ce gaspillage de vies humaines en Afrique selon l'auteur, sang répandu inutilement, il oppose le cercle vertueux de l'utilité de la traite ; la combinaison des intérêts particuliers tournés vers un but commun permet selon Baudry des Lozières de sauver d'une mort certaine les noirs d'Afrique et d'enrichir les autres.

    Mais cet enrichissement ne se limite pas aux marchands négriers. La traite stimule et assure la prospérité de l'activité manufacturière en Europe. Les intérêts des traitants et des manufacturiers d'Europe se trouvent donc indissociablement liés et c'est tout un système d'économie mercantile qui est donc irrigué par les bénéfices de la traite.

    Jusqu'à quel point la traite a-t-elle permis l'enrichissement économique de l'Europe ? Les historiens sont divisés. La traite négrière offre un débouché pour de très nombreuses productions réalisées dans toute l'Europe, et pas uniquement dans les ports de traite : textile, armes, métaux bruts, vins et eaux de vie, tabac, verrerie. En retour, les produits rapportés des colonies sont devenus indispensables à toute l'Europe et sont revendus à bon prix. Olivier Pétré-Grenouilleau évalue que le profit de la traite négrière pour Nantes est compris en moyenne seulement entre 4 et 6 %, autour de 10% pour l'Angleterre. Mais le commerce colonial recouvre un éventail de marchandises beaucoup plus vaste, qui comprend tous les produits tropicaux. Il est extrêmement important et concerne toute l'Europe. En 1776 en France par exemple, le commerce avec les seules Caraïbes représente un tiers du total des importations du royaume.

    Le dernier argument de cet extrait des Errements du nigrophilisme est particulièrement stupéfiant pour le lecteur d'aujourd'hui : selon l'auteur, l'acquéreur d'esclave l'ayant sauvé d'une condition affreuse, comme on délivrerait un otage en payant une rançon, celui-ci devrait reconnaissance à son « libérateur » pour cette réduction en esclavage. Il doit s'en acquitter en assurant l'enrichissement de son maître, qui pourra à son tour se procurer de nouveaux esclaves. Ainsi, selon Baudry des Lozières, le « cercle vertueux » devient une spirale...

    Au-delà de cette « argumentation », à caractère essentiellement économique, et qui donne une singulière lecture des relations imposées entre maître et esclave, en contradiction avec la référence au droit naturel à la liberté, l'auteur met enfin en avant son expérience de colon, au fait des réalités, ce qui est une façon de clore toute discussion et de disqualifier toute argumentation philosophique. Il demande donc le rétablissement de l'esclavage dans les colonies, supprimé depuis les décrets de Sonthonax et Polverel en 1793 à Saint-Domingue, et par la Convention le 16 Pluviôse An II / 4 février 1794 pour toutes les colonies sous domination française.

    Ce texte est significatif des fortes pressions exercées en faveur du rétablissement de l'esclavage par le milieu des colons sur Bonaparte, époux d'une créole de Martinique, Joséphine née de La Pagerie. Sans que ces pressions en soient la cause unique, Bonaparte fait effectivement rétablir l'esclavage par la loi du 20 mai 1802 en Martinique et le 16 juillet 1802 en Guadeloupe. En février 1802, Leclerc débarque à Saint-Domingue, mais les armées métropolitaines, après des combats atroces, échouent à reprendre l'île qui prend son indépendance le 1er janvier 1804 sous le nom d'Haïti.

On pourra se référer à :

  • Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d'histoire globale, Paris : Gallimard, 2004.

  • « Traites, esclavage : la trace et l'histoire », Revue d'Histoire moderne et contemporaine, Paris : Belin, 2005, tome 52, n° 4 bis.


M-A de SUREMAIN

 

 

1.
Il publia par la suite un essai «mondain» : Les soirées d'hiver du Faubourg Saint-Germain ou essai sur l'esprit du temps et des conversations en général, Paris : Treuttel et Wurtz, 1809. 
2.
Général Louis-Narcisse BAUDRY DES LOZIERES, Les égarements du nigrophilisme, Paris : Migneret, 1802.