Rousselot de Surgy justifie l'esclavage, 1765

 

    Né en 1737 à Dijon, Jacques-Philibert Rousselot de Surgy est premier commis des finances puis censeur royal à Paris. Il publie de nombreux essais, sur l'Agronomie et l'industrie ou les principes de l'agriculture (1761), sur les finances mais aussi sur l'histoire naturelle et continue notamment l'Histoire des voyages de l'abbé Prévost. Cet extrait est tiré des Mélanges intéressants et curieux ou Abrégé d'histoire naturelle, morale, civile et politique de l'Asie, l'Afrique, l'Amérique et des terres polaires, paru en 10 volumes entre 1763 et 1765, ouvrage qui s'inscrit dans le genre florissant des récits de voyage et des descriptions de contrées lointaines et sociétés présentées sous un jour pittoresque et de plus en plus exotique.

    Dans cet extrait du dixième volume, après de longues descriptions et récits de voyages, il s'agit de réfuter les arguments des opposants à la traite et à l'esclavage, à un moment où le trafic reprend de plus belle après l'interruption de la guerre de 7 ans (1756-1763) : entre 15 et 25.000 esclaves déportés chaque année sur des navires négriers français entre 1763 et 1778 (guerre d'indépendance américaine).

    Les propos de l'auteur soulignent que les protestations contre « la traite des Nègres » au milieu du XVIIIe s. sont essentiellement littéraires et que l'argumentation est essentiellement religieuse et morale.

    L'auteur prétend cependant adopter un autre point de vue - pragmatique : revenir sur les causes de ce trafic, évaluer ses effets, y compris sur les esclaves, objets de ce commerce. Cependant, il suit une stratégie de démonstration qui emprunte à l'adage biblique selon lequel on juge un arbre à ses fruits.

    Il se place également sur le plan du « droit naturel » : la réduction en esclavage des « nègres » est-elle en contradiction avec le « caractère » de ces peuples ? Il construit ainsi une classification étanche entre les peuples, associant l'apparence physique – en l'occurrence la couleur noire – et les qualités de l'âme. Ici, il pose comme un point faisant consensus pour tous les voyageurs et observateurs européens : la noirceur de l'âme des Africains. Il ne lui reste qu'à tirer les fils de cette métonymie : à la couleur de l'apparence, il fait correspondre l'absence de qualités morales – nul sentiment d'honneur ou d'humanité -, mais aussi l'obscurantisme intellectuel qui frapperait ces hommes : « nulles idées, nulles connaissances ».

    Il reconnaît pourtant que les « Nègres » ont le don de la parole, ce qui les rattache au genre humain. Il reprend ainsi l'argument du naturaliste Buffon qui attribue une origine unique à l'espèce humaine – ce qu'on appelle le monogénisme, par opposition au polygénisme. Mais il s'agit d'un artifice rhétorique, d'une concession à l'humanité des « Nègres » bien vite éclipsée par la description de leur supposé comportement destinée à souligner combien ils seraient éloignés des Européens et proches des animaux : leurs talents de constructeurs sont ravalés aux aptitudes du castor et l'intelligence des Africains, qu'il prétend sans faculté d'abstraction, est présentée comme inférieure à celle des éléphants. Leur activité est ramenée à la seule satisfaction des besoins vitaux essentiels, ce qui est une manière de la ravaler à des comportements instinctifs de préservation de l'espèce. Il assimile les enfants à des « petits », comme s'il s'agissait d'une espèce animale.

    En les ayant présentés comme dépourvus de toute qualité morale et de sens du devoir, caractérisés par « la brutalité, la cruauté, l'ingratitude », Jacques-Philibert Rousselot de Surgy justifie alors l'emploi de la force pour les faire agir. C'est faire de l'extrême contrainte exercée sur les Africains réduits en esclavage une conséquence de l'essence supposée de leur nature même, et exonérer les négriers de toute responsabilité ou faute morale.

    La conclusion de ce passage, « on serait tenté de croire [...] que les Nègres forment une race de créatures qui est la gradation par laquelle la nature semble monter, des Orang-Outangs, des Pongos, à l'homme », reste au conditionnel mais elle met en relief les doutes de Jacques-Philibert Rousselot de Surgy quant à l'humanité réelle des Africains : il est prêt à les rattacher non à l'espèce humaine mais à une autre « race » d'êtres vivants, située entre les singes et les hommes.

    De telles lignes, extrêmement choquantes pour les lecteurs du XXIe s. et en particulier de jeunes élèves, montrent quels pouvaient être les débats à l'époque. Il convient de rappeler que les thèses de Darwin 1 sur l'évolution de l'espèce humaine n'ont été publiées qu'au milieu du XIXe s., mais que dans les années 1760, les références aux naturalistes deviennent fréquentes : elles posent la question de l'unité originelle du genre humain (monogénisme défendu par Buffon) ou de sa pluralité (polygénisme), l'Eglise affirmant, elle, que tous les hommes descendent d'un seul couple, Adam et Eve.

    Ce texte permet d'interroger la généalogie du racisme contemporain, fondé sur des critères phénotypiques – l'apparence physique, la couleur de la peau, l'aspect des cheveux...Dans ce texte de 1765, l'auteur emploie le terme de « peuples », de « nation » pour désigner les « Nègres ». Le terme de « race » est employé, non pour distinguer plusieurs groupes au sein de l'espèce humaine (comme c'est le cas depuis le XIXe s.), mais pour mettre en question, au conditionnel, l'humanité même des Africains.

    La hiérarchie que Jacques-Philibert Rousselot de Surgy établit entre les Européens et les Africains est liée à la couleur de la peau mais elle n'est qu'un point d'entrée vers les « caractères moraux » supposés des noirs que l'auteur développe plus longuement.. En cela, ce procédé se distingue du racisme très biologique qui s'est développé au XIXe siècle notamment et qui a systématisé les mesures anthropologiques pour développer des classifications raciales. Mais c'est bien une étape essentielle dans la généalogie de ce racisme dit « scientifique » qui apparaît ici.

On pourra se reporter à :

  • Pierre H. BOULLE, Race et esclavage dans la France d'Ancien Régime, Paris : Perrin, 2007

  • Jean EHRARD, Lumières et esclavage. L'esclavage colonial et l'opinion publique en France au XVIIIe s., Bruxelles : A. Versaille, 2008


M-A de SUREMAIN