Règlement de police sur la culture et les cultivateurs, à Saint-Domingue en 1794
Entre 1789 et 1793 Saint-Domingue connaît une période d'agitations politiques et sociales qui mettent en cause les fondements mêmes de la société. Les grands planteurs, hostiles au système de l'exclusif, organisent un mouvement autonomiste. Le 25 mars 1790, ils forment une assemblée coloniale qui, près d'un mois plus tard, se déclare Assemblée générale de la partie française de Saint-Domingue et adopte comme devise « Saint-Domingue, la loi, le roi, notre union fait notre force ». Le 28 mai 1790, elle publie une Constitution qui assure à la colonie une large autonomie et se dote de sa propre armée pour soutenir sa décision. Mais elle se disperse le 8 août 1790 sous les assauts des autorités loyaux. Vers la fin de 1790, les libres de couleur passent à l'action. Ils évoquent le décret du 8 mars 1790 autorisant « toute personne » âgée 25 ans et payant impôt à faire partie de l'Assemblée coloniale. Le 23 octobre 1790 Vincent Ogé débarque au Cap-Français et se met à la tête de 250 hommes de couleur tentant d'obtenir l'exécution de la loi du 8 mars [1]. Au début de novembre 1790, ils sont dispersés, capturés et exécutés le 25 février 1791. Parallèlement, les esclaves se montrent de plus en plus rebelles. En octobre 1790, ils se soulèvent dans le Nord. De janvier à mars 1791 leur mouvement gagne les provinces du Sud et de l'Ouest et se généralise vers la fin du mois d'août.
En septembre la situation de la colonie est chaotique. Pour y rétablir l'ordre la métropole y envoie une première commission civile. Les commissaires débarquent à Saint-Domingue le 21 novembre 1791. Ils entament des pourparlers avec les esclaves insurgés et les hommes de couleur de l'Ouest. Ces deux groupes se disposent à déposer les armes. Mais, l'intransigeance et l'hostilité des colons les poussent à abandonner les négociations et à continuer à alimenter le climat de désordre. Les commissaires n'arrivent pas à établir l'ordre et la paix dans la colonie. Ils échouent et laissent la colonie à feu et à sang début avril 1792. En septembre 1792, la colonie reçoit une nouvelle commission composée de : Ailhaud [2], Polvérel[3] et Sonthonax [4]. Les commissaires ont des pouvoirs étendus et s'appuient sur une force de 14000 hommes. Ils doivent mettre de l'ordre dans la colonie selon la loi du 4 avril 1792 qui reconnaît l'égalité des droits politiques entre les hommes de couleur et les blancs [5].
Les trois commissaires arrivent à Saint-Domingue le 18 septembre 1792. Au début d'octobre, ils organisent une expédition contre les esclaves insurgés. Ils remplacent les administrateurs civils et militaires blancs par des hommes de couleur. Ils convoquent les propriétaires sans distinction de couleur en vue de la formation des assemblées provinciales. Ils destituent le gouverneur Blanchelande et son successeur d'Esparbes . En juin 1793, le climat politique interne se complique. En Europe, la France fait face à une grande coalition anglo-espagnole qui se transporte dans les colonies. Anglais et Espagnols disputent la domination de Saint-Domingue. Ils occupent certaines villes avec l'aide des colons mécontents et des esclaves insurgés.
La situation est devenue de plus en plus critique pour les commissaires quand arrivent dans la colonie, le 6 mai 1793, François Galbaud, le nouveau gouverneur. Il est accueilli en sauveur par les colons. Tout de suite, il prend le contre pied des mesures des commissaires. Il s'empare de l'arsenal et marche sur le Palais. Sonthonax est en détresse. Il fait une proclamation aux esclaves dans laquelle il promet la liberté à tous les nègres enrôlés dans l'armée de la République 6 . À son appel les esclaves descendent en masse sur la ville mettant en déroute Galbaud et ses amis. Respectant sa promesse Sonthonax prend des mesures en faveur les esclaves. Le 11 juillet, les enfants nés du mariage d'un libre et d'un esclave est déclaré libre ; 25 juillet, l'affranchissement des noirs armés par les colons ; le 29 août il proclame l'affranchissement général des esclaves. Un mois plus tard, Polvérel l'imite dans le Sud.
Le bilan de cette période de crise est lourd à tous les points de vue. Sur le plan économique, elle est catastrophique : les infrastructures de productions sont saccagées ; les travailleurs abandonnent les ateliers ; les bateaux négriers deviennent de plus en plus rares, on ne peut pas renouveler la main-d'œuvre. Enfin, pour donner le coup de grâce au mode de production servile, l'affranchissement général est proclamé. Dans ces conditions toute reprise économique passe par de nouvelles dispositions non seulement en vue de la formation d'une nouvelle classe d'entrepreneurs mais aussi de travailleurs. Tel est le sens des règlements de culture de Polvérel publiés le 28 février 1794, 24 jours après la ratification du décret d'affranchissement par la métropole.
Un nouveau système
Le document comprend six sections et 138 articles. Tous les aspects de l'organisation du travail sont pris en considération. Le souci majeur de l'auteur, avec ce règlement, est l'organisation d'une société « de manière que l'inégale distribution des richesses nuise le moins possible à la liberté et à l'égalité des citoyens, et que la liberté et l'égalité ne puissent amener ni l'anarchie, ni la dissolution du corps politique ». Polvérelnote que les rapports esclavagistes et les rapports salariaux ne font qu'élargir l'inégalité entre les travailleurs et les propriétaires. En conséquence, il propose « l'association des propriétaires et des travailleurs dans les produits de la terre », la propriété collective des terres. Ces mesures seront appliquées d'abord dans les propriétés abandonnées. Elles deviendront la propriété collective des travailleurs. Les maîtres qui n'ont pas déserté leurs habitations en gardent la propriété et concèdent la liberté aux esclaves. Et les revenus de l'habitation seront partagés entre eux selon « la participation de chacun à la production ». La gestion de l'habitation, est on ne peut plus démocratique. Toutes les fonctions au sein de la plantation deviennent électives. Et les électeurs sont les travailleurs. Le propriétaire et ou son représentant n'a qu'une voix consultative au sein du conseil d'administration de la plantation [6].
Les mesures de Polvérel traduisent une grande préoccupation sociale. Elles interdisent les mauvais traitements, soulagent les domestiques, protègent les femmes enceintes, les enfants et les impotents. Elles envisagent des réparations sociales pour les soldats blessés ou frappés d'incapacité, pour les veuves, pour les enfants, pour les femmes et les vieillards. Elles établissent le système de rente viagère et l'équité entre le cultivateur et le militaire. Les règlements de culture de Polvérel traduisent sa haute conception de la liberté. Cette conception de la liberté n'est pas comme le conçoit Sonthonax : le pouvoir de disposer de sa personne ou absence d'asservissement. Il l'associe à la propriété de la terre, principal moyen de production.
La « collectivisation » de Polvérel n'arrive pas à s'implanter dans la société haïtienne. Et les raisons en sont multiples. D'abord, le commissaire propose une consultation populaire qu'il n'a pas eu le temps d'organiser. Il laisse la colonie en 1794. De plus, la matérialisation de ces règlements exige une certaine bonne volonté de la part des grands propriétaires et des nouveaux Les grands planteurs sont attachés à leurs grandes propriétés et les nouveaux libres en quête d'un lopin de terre en leurs noms propres, ne sont pas trop enthousiastes à l'idée d'une propriété collective. Polvérel a échoué. Le faciès agraire d'Haïti en témoigne. Polvérel ne pouvait pas réussir. Il était trop en avance sur son temps. Ses idées ne se traduiront dans le concret qu'au XXe siècle dans les kolkhozes soviétiques.
- AMBROISE, Jean-Jacques, La révolution de Saint-Domingue (1789- 1804) Société Haïtienne d'Histoire, avril 1990, 395 p.
- BARTHÉLEMY, Gérard, Créoles – bossales. Conflits en Haïti, Ibis Rouge Éditions, 2000, 390 p.
- DORSINVILLE, Roger, Toussaint Louverture, CIDIHCA, 1987, 269 p.
- LAURENT, M. Gérard, Contribution à l'histoire de Saint-Domingue, Imp. La Phalange, 1971, 233 p.
- LAURENT, M. Gérard, Quand les chaînes volent en éclats, Imprimerie Henri Deschamps, P-au-P, 282 p.
- MORAL, Paul, Le paysan haïtien, Fardin 2004, 375 p.
- NEMOURS, Général, Les premiers citoyens et les premiers députés noirs et de couleur, Imprimerie de l'État, Port-au-Prince, 1941, 170 p.
- ORIOL, Michèle, Histoire et dictionnaire de la révolution et de l'indépendance d'Haïti, Fondation pour la recherche iconographique et documentaire, Port-au-Prince, 2002, 367 p.
- Paysans, systèmes, et crise. Travaux sur l'agraire haïtien, Tome I, Imprimerie Laballery, 1993, 365 p.
- SANNON, Pauléus, Histoire de Toussaint Louverture, 3 Tomes, Éditions Fardin, 2004, p.
Marc DÉSIR