L'acte d'émancipation des esclaves à Saint-Domingue, 1793
L'acte d'émancipation des esclaves
Au nom de la République
Proclamation
« Nous, Leger – Felicité Sonthonax, commissaire civil de la République, délégué aux iles françaises de l'Amérique sous le vent, pour y rétablir l'ordre et la tranquillité ».
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits : voilà, citoyens, l'évangile de la France ; il est plus que temps qu'il soit proclamé dans tous les départements de la République.
Envoyés par la nation en qualité de commissaire civils à Saint-Domingue, notre mission était d'y faire exécuter la loi du 4 avril, de la faire régner dans toute sa force, et d'y préparer graduellement, sans secousse l'affranchissement général des esclaves.
À notre arrivée, nous trouvâmes un schisme épouvantable entre les blancs qui tous divisés d'intérêts et d'opinion, ne s'accordaient qu'en un seul point : celui de perpétuer à jamais la servitude des nègres et proscrire également tout système de liberté et même d'amélioration de leur sort.
Pour déjouer les malintentionnés et pour rassurer les esprits, tous prévenus par la crainte d'un mouvement subit, nous déclarâmes que nous pensions que l'esclavage était nécessaire à la culture.
Nous disions vrai, citoyens ; l'esclavage alors était essentiel autant à la continuation des travaux qu'à la conservation des colons. Saint-Domingue était encore au pouvoir d'une bande de tyrans féroces qui prêchaient publiquement que la couleur de la peau devait être le signe de la puissance ou de la réprobation ; les juges du malheureux Ogé, les créateurs et les membres de ces infâmes commissions prévôtales qui avaient rempli les villes de gibets et de roues pour sacrifier à leurs prétentions atroces les africains et les hommes de couleur ; tous ces hommes de sang peuplaient encore la colonie. Si, par la plus grande des imprudences, nous eussions, à cette époque, rompu les liens qui enchaînaient les esclaves à leurs maîtres, sans doute que leur premier mouvement eut été de se jeter sur leurs bourreaux, et dans leur trop juste fureur, ils eussent aisément confondu l'innocent avec le coupable ; nos pouvoirs d'ailleurs ne s'entendaient pas jusqu'à prononcer sur le sort des africains et nous eussions été parjures et criminels, si la loi eut été violée par nous.
Aujourd'hui les circonstances sont bien changées ; les négriers et les anthropophages ne sont plus. Les uns ont péri victimes de leur rage impuissante, les autres ont cherché leur salut dans la fuite et l'émigration. Ce qui reste de blancs, est ami de la loi et des principes français.
La majeure partie de la population est formée des hommes du 4 avril. De ces hommes à qui, vous devez votre liberté, qui, les premiers vous ont donné l'exemple du courage à défendre les droits de la nature et de l'humanité ; de ces hommes qui, fiers de leur indépendance, ont préféré la perte de leurs propriétés à la honte de reprendre leurs anciens fers. N'oubliez jamais, citoyens, que vous tenez d'eux les armes qui vous ont conquis votre liberté ; n'oubliez jamais que c'est pour la République française que vous avez combattu, que, de tous les blancs de l'Univers, les seuls qui soient vos amis sont les français d'Europe.
La République française veut la liberté et l'égalité entre tous les hommes sans distinction de couleur ; les rois ne se plaisent qu'au milieu des esclaves : ce sont eux qui, sur les côtes d'Afrique, vous ont vendus aux blancs ; ce sont les tyrans d'Europe qui voudraient perpétuer cet infâme trafic. La République vous adopte au nombre de ses enfants ; les rois n'aspirent qu'à vous couvrir de chaînes ou à vous anéantir.
Ce sont les représentants de cette même République qui, pour venir à votre secours, ont délié les mains des commissaires civils en leur donnant le pouvoir de changer provisoirement la police et la discipline des ateliers.
Cette police et cette discipline vont être changées : un nouvel ordre de choses va renaitre et l'ancienne servitude disparaîtra.
Ne croyez cependant pas que la liberté dont vous allez jouir, soit un état de paresse et d'oisiveté. En France, tout le monde est libre et tout le monde travaille ; à Saint-Domingue, le monde est libre et tout le monde travail ; à Saint-Domingue, soumis aux mêmes lois, vous suivrez le même exemple. Rentrés dans vos ateliers ou chez vos anciens propriétaires, vous recevrez le salaire de vos peines ; vous ne serez plus assujettis à la correction humiliante qu'on vous infligeait autrefois ; vous ne serez plus la propriété d'autrui ; vous resterez les maîtres de la vôtre, et vous vivrez heureux.
Devenus citoyens par la volonté de la nation française, vous devez être aussi les zélés défenseurs de ses décrets ; vous défendrez sans doute, les intérêts de la République contre les rois, moins encore par le sentiment de votre indépendance que par reconnaissance pour les bienfaits dont elle vous a comblés. La liberté vous fait passer du néant à l'existence, montrez-vous dignes d'elle : abjurez à jamais l'indolence comme le brigandage : ayez le courage de vouloir être un peuple et bientôt vous égalerez les nations européennes. Vos calomniateurs et vos tyrans soutiennent que l'Africain devenu libre ne travaillera plus. Démontrez qu'ils ont tort ; redoublez d'''emulation à la vue du prix qui vous attend ; prouvez à la France, par votre activité, qu'en vous associant à ses intérêts, elle a véritablement accru ses ressources et ses moyens.
Et vous, citoyens égarés par d'infâmes royalistes, vous qui, sous les drapeaux et les livrées du lâche Espagnol, combattez aveuglément contre vos propres intérêts, contre la liberté de vos femmes et de vos enfants, ouvrez donc enfin les yeux sur les avantages immenses que vous offre la République. Les rois vous promettent la liberté ; mais voyez vous qu'ils la donnent à leurs sujets ? L'Espagnol affranchit-il ses esclaves ? No, sans doute ; il se promet bien, au contraire, de vous charger de fers sitôt que vos services seront inutiles. N'est-ce pas lui qui a livré Ogé à ses assassins ? Malheureux que vous êtes ! si la France reprenait un roi, vous reviendrez bientôt la proie des émigrés ; ils vous caressent aujourd'hui ; ils deviendraient vos premiers bourreaux.
Dans ces circonstances, le commissaire civil, délibérant sur la pétition individuelle signée en assemblée de commune, exerçant les pouvoirs qui lui ont été délégués par l'article 3 du décret rendu par la Convention nationale le 5 mars dernier :
A ordonné et ordonne ce qui suit, pour être exécuté dans la province du Nord.
Article 1er – La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen sera imprimée, publiée et affichée partout où besoin sera.
2-Tous les nègres et sang mêlés actuellement dans l'esclavage, sont déclarés libres pour jouir de tous les droits attachés à la qualité de citoyens français ; ils seront cependant assujettis à un régime dont les dispositions sont contenues dans les articles suivants....
3-Tous les ci-devant esclaves iront se faire inscrire, eux, leurs femmes et leurs enfants, à la municipalité du lieu de leur domicile, où ils recevront leur billet de citoyen français, signé du Commissaire Civil.
4-La formule de ces billets sera déterminée par nous ; ils seront imprimés et envoyés aux municipalités, à la diligence de l'ordonnateur civil.
5-Les domestiques des deux sexes ne pourront être engagés aux services de leurs maîtres et maîtresses que pour trois mois et ce moyennant un salaire qui sera fixé entre eux de à gré.
6-Les ci-devant esclaves domestiques attachés aux vieillards de 60 ans, aux infirmes, aux nourrissons de 10 ans, ne seront point libres de les quitter. Leur salaire demeure fixé à une portugaise (8 gourdes) par mois pour les nourrisses et 6 portugaises par an pour les autres, sans distinctions de sexe...
7-Les salaires des domestiques seront exigibles tous les trois mois.
8-Ceux des ouvriers, dans quelque genre de que ce soit, seront fixés de gré à gré avec les entrepreneurs qui les emploient
9-Les nègres actuellement attachés aux habitations de leurs anciens maîtres seront tenus d'y rester ; ils seront employés à la culture de la terre.
10-Les guerriers enrôlés qui servent dans les corps ou dans les garnisons pourront se fixer sur les habitations en s'adonnant à la culture, en obtenant préalablement un congé de leur chef ou un ordre de nous, qui ne pourront être délivrés qu'en se faisant remplacer par un homme de bonne volonté.
11-Les ci-devant esclaves cultivateurs seront engagés pour un an pendant lequel temps ils ne pourront changer d'habitations que sur une permission des juges de paix.
12-Les revenus de chaque habitation seront partagés en trois portions égales, déduction faite des impositions, lesquelles seront prélevées sur totalité. Un tiers restera affecté à la propriété de la terre et appartiendra au propriétaire. Il aura la jouissance d'un autre tiers pour les frais de faisance-valoir ; le tiers restant sera partagé entre les cultivateurs de la manière qui va être fixée.
13-Dans les frais de faisance-valoir sont compris tous les frais quelconque d'exploitation, les outils, les animaux nécessaires a la culture et au transport des denrées, les constructions et 1'entretien du bâtiment, les frais de l'hôpital, des chirurgiens et gérants.
14-Dans le tiers du revenu appartenant aux cultivateurs, les commandants qui seront désormais appelés conducteurs de travaux auront trois parts.
15-Les sous-conducteurs recevront deux parts, de même que ceux qui seront employés à la fabrication du sucre et de l'indigo.
16-Les autres cultivateurs a quinze ans et au-dessus auront chacun une part.
17-Les femmes a quinze ans et au-dessus auront deux tiers de parts.
18-Depuis dix ans jusqu'a quinze, les enfants des deux sexes auront une demi-part
19-Les cultivateurs auront en outre leurs places à vivres; elles seront reparties équitablement entre chaque famille eu égard à la qualité de la terre et à la quantité qu'il convient d'accorder.
20-Les mères de famille qui auront un ou plusieurs enfants au-dessous de dix ans auront part entière. Jusqu'à dit âge les enfants resteront à la charge de leurs parents pour la nourriture et l'habillement
21-Depuis l'âge de dix ans à celui de quinze ans, les enfants ne pourront être employés qu'à la garde des animaux, ou à ramasser et trier du café et du coton.
22-Les vieillards et les infirmes seront nourris par leurs parents ; les vêtements et les médicaments seront à la charge du propriétaire.
23-Les denrées seront partagées à chaque livraison entre le propriétaire et le cultivateur en nature ou en argent, au prix du cours, au choix du propriétaire ; en cas de partage en nature, celui-ci sera tenu de faire conduire à l'embarcadère le plus voisin la portion des cultivateurs.
24-Il sera établi dans chaque commune un juge de paix et deux assesseurs dont les fonctions seront de prononcer sur les différends entre les propriétaires et les cultivateurs, et de ces derniers entr'eux, relativement, à la division de leurs portions dans le revenu, ils veilleront à ce que les cultivateurs soient bien soignés dans leurs maladies, à ce que tous travaillent également et ils maintiendront l'ordre dans les ateliers.
25-Les propriétaires fermiers ou gérants seront tenus d'avoir un registre paraphe par la municipalité du lieu, sur lequel sera inscrite la qualité de chaque livraison de denrées et la façon de régler la répartition du tiers revenant au cultivateur : cette répartition sera vérifiée par l'inspecteur de la paroisse et arrêtée par lui définitivement.
Le juge de paix sera tenu d'avoir un double du registre tenu par chaque gérant ou propriétaire, et de les représenter à l'inspecteur général toutes les fois qu'il en sera requis; il en sera de même des propriétaires et gérants à l'égard du juge de paix et de l'inspecteur général.
26-L'inspecteur général de la province du Nord sera charge d'inspecter toutes les habitations, et de prendre auprès des juges de paix tous les renseignements possibles sur la police et la discipline des ateliers et de nous en rendre compte ainsi qu'au gouverneur général et a l'ordonnateur civil; il sera en tournée au moins vingt jours du mois.
27-La correction du fouet est absolument supprimée ; elle sera remplacée pour les fautes contre la discipline, par la barre pour un, deux ou trois jours suivants l'exigence des cas. La plus forte peine sera la perte d'une partie ou la totalité des salaires.
28-À l'égard des délits civils, les ci-devant esclaves seront jugés comme les autres citoyens français.
29-Les cultivateurs ne pourront être contraints de travailler le dimanche...
30-Il sera libre au propriétaire ou gérant d'avoir tel nombre que bon lui semblera de conducteurs ou sous-conducteurs de travaux. Ils seront choisis par lui et pourront être destitués également par lui à la charge d'en rendre compte au juge de paix, assisté de ses assesseurs, prononcera sur la validité de la destitution. Les conducteurs ou sous-conducteurs pourront aussi être destitués par les juges de paix assisté de ses assesseurs sur les plaintes contre eux par les cultivateurs.
31-Les femmes enceintes de sept mois ne travailleront et n'y retourneront que deux mois après leurs couches...
32-Les cultivateurs pourront changer d'habitation pour raison de santé ou d'incompatibilité de caractère reconnue, sur la demande de l'atelier où ils seront employés. Le tout sera soumis à la d''ecision du juge de paix, assisté de ses assesseurs.
33-Dans la quinzaine du jour de la promulgation de la présente proclamation, tous les hommes qui n'ont pas de propriétés, et qui ne seront ni enrôlés, ni attachés à la culture, ni employés au service domestique, et qui seraient trouvés errants, seront arrêtés et mis en prison.
34-Les hommes et les femmes mis en prison dans les cas énoncés seront détendus pendant un mois, pour la première fois ; pendant trois mois, pour la seconde et la troisième fois, condamnés aux travaux publics pendant un an.
35-Les hommes et les femmes mis en prison dans les cas énoncés aux deux articles précédents, seront détenus pendant un mois pour la première fois, pendant trois mois pour la seconde, et pour la troisième condamnés aux travaux publics pendant un an.
36-Les personnes attachées à la culture et les domestiques ne pourront, sous aucun prétexte quitter, sans une permission de la municipalité, la commune où ils résident...
37-Le juge de paix sera tenu de visiter toutes les semaines les habitations de sa dépendance. Le procès-verbal de visite sera envoyé à l'inspecteur général qui en fera passer des expéditions aux commissaires civils, aux commissaires civils, au gouverneur général et à l'ordonnateur civil.
38-Les dispositions du Code noir demeurent provisoirement abrogées...
SONTHONAX
Par le Commissaire civil de la République
GAULT, Secrétaire adjoint de la commission Civile
Marc Désir