Surveillance de la production de sucre par un gérant d'habitation



Approche : étude la vie quotidienne dans les sucreries au XVIIIe siècle.

    • Que raconte l'auteur ? Quelles sont ses préoccupations ?

    • Rechercher le processus de fabrication du sucre de canne à cette époque

    • Comment qualifier le travail des esclaves ? Ce que vit l'auteur ?

Jean-Louis DONNADIEU

 


4ème, 2nde lycée général ou professionnel                                                                                                                          Histoire

 

 

 

 

 

 

Surveillance de la production de sucre par un gérant d'habitation

 

    Ce texte d'un Bordelais arrivé à Saint-Domingue à la veille de la Révolution est intéressant pour illustrer l'état d'esprit des maîtres, et plus précisément des nouveaux arrivés attirés par l'espoir de faire rapidement fortune dans ce qui était à l'époque considéré comme un véritable Eldorado. Joinville-Gauban a réussi à se faire employer dans une sucrerie, mais le texte indique clairement qu'au moment de la roulaison et de la transformation du jus en sucre on est à mille lieues de la dolce vita trop vite attribuée à la vie aux îles. Il est vrai que les « Américains » (entendre : les propriétaires de plantations tropicales) vivant en métropole affichaient bien souvent un train de vie plus que confortable et enflammaient l'imagination de leurs contemporains métropolitains. Ce à quoi il faut ajouter le récit que certains de ces « Américains » nés et ayant grandi aux colonies pouvaient faire de leur enfance choyée et de l'effective douceur de vivre quand on était du « bon côté ». La réalité quotidienne était tout autre, pour les esclaves bien évidemment, mais aussi pour les maîtres et l'encadrement des habitations, toujours sur le qui-vive non seulement à propos des travaux à effectuer mais aussi à propos de la surveillance d'une masse servile de plus en plus importante, dont ils étaient entourés, et dont ils n'ont jamais complètement le contrôle. Les maîtres pouvaient toujours imposer la contrainte par corps, jamais ils ne purent contrôler ce qui se passait dans les têtes, ce qui se raconte dans les cases à nègres ou lors des « bamboulas » (fêtes et danses). La crainte de l'empoisonnement (exacerbée lors de l'affaire Makandal, dans les années 1757-58) ou de la révolte restait présente, quoi que les maîtres en disent.

    Dans le cas présent, la surveillance des travaux est aussi une tâche harassante pour le jeune économe blanc, levé tôt, couché tard, sans cesse à surveiller la bonne marche des opérations. Comment procède-t-on à l'époque pour faire du sucre ? Une fois les cannes coupées, amenées par cabrouets jusqu'au pressoir (trois gros rouleaux métalliques entraînés par une chute d'eau, ou un tourniquet poussé par des mulets, éventuellement par les pales d'un moulin à vent), il faut broyer les cannes pour en exprimer un jus fluide, le vesou. Opération délicate et dangereuse, les accidents pouvaient survenir si la main d'un esclave se trouvait happée entre les rouleaux (c'est arrivé à Makandal, avant qu'il ne marronne et commence ces empoisonnements). L'opération suivante consiste à réduire le vesou en un sirop épais, au moyen d'une batterie de cinq chaudières qui, progressivement, vont évaporer l'eau pour ne garder qu'une masse de plus en plus lourde (dans une atmosphère surchauffée, pénible à supporter). Cette masse est ensuite versée dans des moules, les formes, lesquels sont rangés dans une purgerie où le liquide résiduel finit par tomber dans des récipients dits recette à mélasse, tandis que la masse sucrée cristallise. Le sucre terré signifie que l'on ajoute une terre blanche donnant un beau sucre blanc, sucre en brut signifiant sans adjonction de terre blanche. On place ensuite les formes dans une étuve où, dans une chaleur uniformément répartie, les dernières traces d'eau finissent par disparaître. Enfin, les pains de sucre sont démoulés, puis réduits en poudre avant d'être mis en barriques et expédiés en métropole.

    Le texte fait état de l'opération la plus délicate, la réduction du vesou en une pâte malléable, débarrassée de ses impuretés (résidus de canne notamment) grâce à une écumoire, dans un atelier où on suffoquait de chaleur. Les esclaves sucriers possédaient un savoir-faire indéniable et travaillaient en équipes. Mais, pendant ce temps, le travail au champ continuait, de la cloche du matin (et la prière) jusqu'au soir. Toutes les pièces (parcelles) de cannes n'étaient pas coupées en même temps, il y avait un roulement dans le rythme des coupes et de la fabrication des sucres. Le jeune cadre blanc surveillait à la fois la fabrication du sucre mais aussi sur le travail aux champs.

Jean-Louis DONNADIEU

 

Surveillance de la production de sucre par un gérant d'habitation


    « Tout le temps il faut constamment faire le quart à tour de rôle. Je surveillais, pour ma part, jusqu'à minuit, l'entretien des cannes, le travail du moulin à sucre, l'écumage, le chauffage du vezou, etc. Les nègres remplacés par d'autres dans les divers postes me permettaient de me coucher sur un mauvais matelas, et comment encore ! Fumigué par la vapeur des chaudières, par la chaleur infernale des fourneaux et au bruit tumultueux de la machine, des chansons et des hurlements des nègres de quart. Dans un faible état d'assoupissement, provoqué par une fatigue excessive, je reposais jusqu'à 5 heures, temps où la cloche réveillait l'atelier, pour lui signifier le travail du jour. Alors, j'allais me baigner dans le canal du moulin, pour tempérer une chaleur, une lassitude accablante et donner à mes sens une nouvelle énergie. Je commençais à faire ensuite la récapitulation des formes de sucre fabriquées pendant le cours de vingt-quatre heures ; j'allais immédiatement compter les nègres coupeurs de cannes, ceux des arrosements, des haies, des fourrages. Je faisais le tour des plantations, et revenais nombrer ceux des cabrouets, du moulin, du fourneau, de la sucrerie. Successivement, je me transportais à l'hôpital, visitais les malades dans les plus grands détails, inspectais les pansements des animaux blessés, les comptais nominativement. L'heure du déjeuner sonnait... Je me transportais ensuite à la vérification de tous les détails du matin ; à 11 heures, je rentrais à la sucrerie, pour veiller à l'épuration des chaudières et à la fabrication ; à 1 heure, on sonnait le dîner... À 2 heures après midi, les travaux recommençaient, et je reprenais ma tournée jusqu'au soir... À 8 heures, on sonnait un léger souper. Immédiatement après, je me retirais dans ma chambre, où le raffineur me faisait de nouveau éveiller vers minuit ».


 


Source : Voyages d'outre-mer et infortunes de M. Joinville-Gauban à Saint-Domingue, 1789-1803, cité par VAISSIERE (Pierre), Saint-Domingue, la société et la vie créoles sous l'Ancien Régime (1629-1789), Paris, Librairie Académique Perrin, 1909